L'EVANGILE DE JUDAS; le disciple que Jésus aimait
Conseiller scientifique
Par: Jean-Daniel DUBOIS, Directeur d'etudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris (section des sciences religieuses).
On le croyait perdu depuis des siecles, et voilà qu'il resurgit au terme d'une épopée rocambolesque qui l'a placé sous les feux de la rampe. L'Évangile de Judas, publié au printemps dernier, a enfin livré ses secrets.
Ce texte, écrit dans un dialecte copte - le sahidique est sans doute une copie du III ou du IV siècle d'un texte plus ancien, probablement rédigé en Egypte par un groupe gnostique - des chrétiens considérant que le salut n'est accessible qu'aux personnes ayant reçu un enseignement secret d'initié à initié. L'évangile apocryphe
- c'est-à-dire non retenu dans le canon biblique, son authenticite demeurant contestee = etait connu par des sources antiques, puisque l'évêque de Lyon Irénée s'était élevé contre son caractere heretique, au ll siecle.
Il faut dire que le message delivre dans le manuscrit de papyrus vient remettre en question bien des idees. Loin d'etre presente comme le traître qui livra le Christ aux grands prêtres de Jérusalem, Judas y apparaît comme le disciple bien-aimé de Jésus, le seul capable de recevoir l'enseignement surnaturel cher aux gnostiques. Le seul capable, aussi, d'accomplir la volonté de son maître : en trahissant Jésus à sa demande, il rendait possible le rachat de l'humanite, par le biais du sacrifice supreme. Non content de rehabiliter judas, le texte presente en outre le Dieu de l Ancien Testament comme un mauvais Dieu, dont il taut se detourner au profit d'un Dieu transcendant que jesus revendique comme le sien.
Religions & Histoire(Le magasine numéro 11, 2006) fait le point sur cette découverte exceptionnelle et en dévoile le contenu, tout en expliquant comment et pourquoi a été développée l'image du traitre judas.
DATE DE RÉDACTION DES TEXTES DU NOUVEAU TESTAMENT CITÉS DANS LE DOSSIER:
Les Epîtres de Paul (authentiques) : aux lhessaloniciens I
(Th), aux Corinthiens | et II (Co), aux Romains (Rm),
aux Galates (Ga), aux Philippiens (Ph), à Philémon (Phm) :
vers 50-60
Les Épîtres de Paul (authenticité discutée) :
aux Éphésiens (Eph), aux Colossiens (COl), aux Thessaloniciens II (Th) : vers 60-70
Les Epitres de Paul (non authentiques) :
à Timothée l et II (Tm), à Tite (Tt) : vers 75
L'Evangile selon Marc (Mc) : vers 60-65
L'Evangile selon Matthieu (Mt) : dans les années 75-80
L'Evangile selon Luc (Lc) : dans les annees oU Les Actes des Apotres (Ac) : dans les annees sU
L'Évangile selon Jean (n) : dans les années 90-100
L'Evangile de Judas, de la tombe au musée
"L'épopée rocambolesque du manuscrit damné"
par Stephen EMMEL, Professeur de coptologie, Institut d'Égyptologie et de Coptologie, Universite de Münster, Allemagne.
Traduit de l'anglais par Vincent Basset.
Rares sont les originaux de manuscrits gnostiques du début du christianisme qui subsistent. Toutefois, une bonne partie de cette littérature initialement écrite en grec a été traduite en copte au cours des III° et IVe siècles.
C'est grâce à ces traductions que les textes gnostiques antiques sont arrivés jusqu'à nous, au terme de découvertes fortuites d'anciens livres de papyrus dont le climat sec de l'Égypte a favorisé la conservation. L'Évangile de Judas ne fait pas exception à la règle ; si l'original grec du Il ième siècle est perdu, sa traduction en copte, effectuée sans doute au lll ième ou au IVe siecle, nous est parvenue, apres de multiples tribulations. Retour sur l'épopée rocambolesque de l'évangile damné, racontée par un des professeurs a l'origine de son identification.
On ne sait quasiment rien sur la découverte accidentelle de ce manuscrit, qui aurait été faite dans une ancienne tombe de Moyenne Égypte à la fin des années 1970. C'est vers la fin de l'année 1982 que la nouvelle de l'existence de ce codex de papyrus en copte (une forme écrite de la langue égyptienne employée à partir du III siècle) commence à circuler dans les milieux scientifiques : son propriétaire en avait envoyé plusieurs photographies au professeur Ludwig Koenen, de l'Université du Michigan, avec les clichés de deux manuscrits grecs. Les trois œuvres étaient censées se trouver à Genève où le propriétaire, un marchand d'antiquités du Caire que Koenen connaissait un peu, espérait les vendre en un seul lot.
DES PHOTOGRAPHIES TRÈS PROMETTEUSES
La qualité des photographies était médiocre et Koenen n'était pas coptologue; aussi décida-ti de montrer les images du manuscrit copte à des collègues américains. Seule une très maigre partie du texte photographié pouvait être déchiffrée, mais l'un des chercheurs consultés par Koenen, le professeur S. Kent Brown, de "Université Brigham Young , fut en mesure de transcrire et de traduire un passage suffisamment long pour permettre d'identifier au moins une partie du texte comme une œuvre connue de la littérature gnostique antique, La première Apocalypse de Jacques, contenue dans le Codex V de Nag Hammadi conservé au Musée copte du Caire.
Le Codex Judas en 2001, avant sa restauration, la sécheresse du climat égyptien a permis au codex de traverser les siècles sans trop d'encombre, la vingtaine d'années qui s'écoula entre le moment de sa découverte, dans les années 1970, et le début de sa restauration en 2001, provoqua une détérioration majeure du manuscrit. Transporté à de multiples reprises entre l'Europe et les États-Unis, afin de le proposer à la vente, le codex partait en lambeaux et cinq années furent nécessaires pour réparer les outrages qu'il avait subis.
Cette identification, qui fut effectuée à la fin du mois d'avril ou au début du mois de mai 1983, fut suffisante pour persuader Koenen d'accepter l'invitation du propriétaire à venir examiner les trois manuscrits de papyrus à Genève et d'en envisager l'acquisition.
DES BOÎTES À CHAUSSURES,RECÉLANT UN INESTIMABLE TRÉSOR
Aussi, lorsque le 15 mai 1983, je pénétrai dans la chambre d'un hôtel de Genève en compagnie de Koenen, de son collègue de l'Université du Michigan, le professeur David Noel Freedman, du propriétaire égyptien des papyrus (qui ne s'exprimait qu'en arabe et est resté anonyme) et de son associé grec (un certain M. Perdios, qui servait d'interprète), je savais deja que j'allais examiner un manuscrit de papyrus qui était probablement comparable au célèbre trésor des treize codex coptes appelés "manuscrits de Nag Hammadi" (d'après le nom de la ville de Haute Égypte près de laquelle ils avaient été découverts en 1945).
En ce printemps 1983, j'étais étudiant en doctorat à l'Université de Yale et me trouvais à Rome pour deux mois de recherches. C'est la raison pour laquelle, en tant qu'expert en manuscrits coptes, je pus aisément me joindre à Koenen et Freedman au dernier moment. Mon domaine de compétence portait, plus précisément, sur les "papyrus coptes gnostiques" - sujet devenu prédominant dans ma vie - ; j'avais débuté des études en copte près d'une décennie auparavant, en travaillant au Musée copte du Caire pendant un peu plus de trois ans (1974-1977), dans le cadre d'un projet international visant à reconstituer, restaurer et publier les manuscrits de Nag Hammadi.
Koenen, Freedman et moi-même savions avant même de quitter notre hôtel, ce matin-là, que nous n'aurions pas la permission de faire des photos des papyrus, pas plus que de prendre des notes durant leur examen, aussi m'efforçai-je, durant le trajet en voiture, de me vider l'esprit de toute pensée superflue afin de me préparer à mémoriser autant d'informations que possible sur les manuscrits. Une fois dans la chambre d'hôtel où nous avions été conduits, on nous présenta trois boîtes rectangulaires (des boîtes à chaussures, ou quelque chose de similaire), contenant chacune des feuilles de papyrus emballées dans du papier journal. Nous nous étions déjà entendu tous les trois pour que je me concentre sur ce que nous appelions le "codex copte des apocalypses", tandis que Koenen et Freedman se concentreraient sur les deux manuscrits grecs (l'un d'eux contenant quelques feuillets du livre vétérotestamentaire de l'Exode, l'autre une sorte de manuel de mathé-matiques). Il devint vite évident qu'il y avait en fait deux manuscrits coptes, les feuillets du second étant mélangés dans les deux boîtes contenant les papyrus grecs. Bien que rongés par les fourmis, les fragments de ce second codex étaient assez solides pour que Koenen puisse les trier ; l'examen attentif qu'il en fit nous permit de voir que ce manuscrit était une traduction copte des Lettres de Paul.
(VÉTÉROTESTAMENTAIRE (du latin vetus, "vieux*) : relatif à l'Ancien Testament.)
UN MANUSCRIT D'UNE EXTRÊME FRAGILITÉ
L'état du "codex copte des apocalypses" était différent. Dans la mesure où le corps du livre avait survécu
- encore qu'il était déchiré horizontalement en son milieu -, la zone d'écriture était presque complète, ou l'avait probablement été au moment de la découverte du manuscrit, et ses quatre marges subsistaient intactes. Mais le papyrus était en revanche très friable, à tel point que je ne m'autorisai pas à tourner les feuilles ni même à les soulever de plus de quelques centi-mètres, de peur de les voir se désagréger. Pour cette raison, et aussi à cause du peu de temps qu'il nous fut accordé pour examiner les papyrus (une trentaine de minutes), je ne pus que regarder brièvement quelques pages recto (C'est-à-dire les pages à numérotation impaire, rangées face au-dessus dans la pile de feuilles de papyrus).
J'avais devant moi la première partie du livre, de la page 1 jusqu'aux alentours de la page 60. Je fis une estimation de la taille du manuscrit, examinai l'écriture et la mise en page, et lus des passages du texte pour tenter d'identifier son contenu.
Mon examen était cruellement handicapé par l'état du matériau, mais je réussis à repérer le titre de la première œuvre contenue dans le livre, clairement mis en relief par des éléments de décoration à la fin du texte de la page 9 :
La Lettre de Pierre à Philippe, une œuvre elle aussi déjà connue grâce au Codex VIII de Nag Hammadi.
Je pus lire assez de texte sur les pages recto suivantes pour avoir la conviction qu'il y avait dans le manuscrit, en plus de la Première Apocalypse de Jacques, une troisième œuvre qui, j'en avais la certitude, n'était pas renseignée par les manuscrits de Nag Hammadi, et qui était totalement inconnue - du moins pour moi. J'indiquai plus tard que cette œuvre était "un dialogue entre Jésus et ses disciples (impliquant au moins Judas [c'est-à-dire, supposai-je, judas Thomas])." C'est ce troisième texte du manuscrit qui se révéla être l'Évangile de Judas (Judas Iscariote, et non Judas Thomas), dont le titre de clôture apparaît à la page 58, une page verso - ce qui explique en partie pourquoi je ne l'avais pas vu lors de mon examen du manuscrit. Pour des raisons générales de codicologie, je soupçonnais que la seconde moitié du manuscrit manquait.
Nota: Thomas est l'un des douze apôtres, parfois aussi appelé Didyme (In 11,16 ; 20,24 ; 21,2), c'est-à-dire "jumeau", raison pour laquelle certains cercles (en particulier en Syrie) l'ont identifié à Jude (Judas), le frère de Jésus (Mc 6,3 ; Mt 13,55). Cela lui valut l'appellation de Didyme Jude Thomas. Un évangile découvert à Nag Hammadi, des Actes et d'autres apocryphes furent placés sous son autorité. On ignore presque tout de la découverte de l'Évangile de Judas. Elle aurait eu lieu dans les années 1970, non loin de la nécropole copte d'El-Minya, sur les rives du Nil.Le codex se trouvait apparemment dans une boîte de pierre, dissimulée dans une tombe.
Mais l'Évangile de Judas a-t-il été écrit en Egypte?
On ne peut pas l'affirmer avec certitude; on sait par ailleurs qu'Irénée de Lyon, à la fin du le siècle,
avait eu connaissance d'un Evangile de judas, tres vraisemblablement ecrit en grec.
REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.