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vendredi 14 mai 2021

L’omertà est maintenue dans le système de santé québécois

 L’omertà est maintenue dans le système de santé québécois

 

Un des lanceurs d’alerte qui ont révélé au Devoir des situations préjudiciables aux patients au CHSLD de Saint-Laurent a perdu son emploi. Marie-Anne Labelle a-t-elle été licenciée pour avoir manqué à son devoir de loyauté envers le milieu hospitalier qui l’employait ? Son exemple s’ajoute aux dizaines que Le Devoir a récoltés et à la quarantaine qui est présentement analysée à l’Observatoire infirmier. Pourtant, pour le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, « l’omertà dans le réseau de la santé, c’est terminé ». Pourquoi, alors, continue-t-on à faire taire à force de représailles les infirmières, celles-là mêmes qui sont sur la ligne de front, celles-là mêmes qui voient, qui savent, qui soignent ?

Malgré la grande pénurie de personnel, en pleine troisième vague de COVID-19, des gestionnaires préfèrent suspendre, faire taire ou menacer les employés qui dénoncent des conditions de soins intenables. « Ce n’est pas du tout exagéré de parler d’omertà dans le système de santé québécois. C’est énorme, mais c’est la réalité », explique Amélie Perron, codirectrice avec Marilou Gagnon de l’Observatoire infirmier des Universités d’Ottawa et de Victoria, fondé en 2017. La dénonciation y est le premier sujet d’étude.

Quand la pandémie a frappé, cet Observatoire a noté une hausse accrue du nombre de dénonciations des infirmières. L’urgence, la vitesse de propagation du virus et la gravité des circonstances expliquent cette explosion des alertes lancées sur la place publique, par les médias et médias sociaux. Jusqu’à atteindre en 2020 un niveau jamais vu. L’Observatoire a dû ajouter un volet consacré à la COVID-19 à son étude sur les dénonciations, « qui touchent au manque d’équipements de protection », liste Mme Perron, « aux retours forcés au travail pour des employés ayant reçu un test positif, à des transferts de patients positifs d’une zone chaude à une zone froide », parmi les exemples colligés.

Même quand les dénonciations sont justes, qu’elles révèlent de réels problèmes, parfois dangereux pour les patients, « on voit les organisations non pas chercher à régler la question, mais d’abord déployer des efforts disproportionnés pour faire taire le messager et son message. C’est confirmé par la littérature scientifique des quarante dernières années ».

Six mois avant une réponse,au moins

Ce qui provoque la dénonciation infirmière, c’est l’inefficacité des communications officielles du système de santé, devenu un mastodonte bureaucratique. « Communiquer avec les gestionnaires, remplir les rapports d’incidents et les formulaires de plainte, tout ça prend du temps, détaille Mme Perron. Et il en faut encore plus avant d’avoir un retour, souvent plusieurs mois. On a des infirmières qui ont tenté les voies internes pendant deux ans avant de dénoncer à l’extérieur du système », en se tournant vers les médias ou les médias sociaux.

Ça, c’est en temps normal. En pandémie, personne ne veut se permettre cette attente. « Les travailleurs qui avaient des choses à dire ont réagi au premier obstacle, et se sont tournés beaucoup plus rapidement vers l’extérieur, poursuit Mme Perron. Parce que, pour eux, il faut que la situation se sache le plus vite possible, pour être rectifiée le plus vite possible. Parce que les conséquences sont
graves — pour les patients ou pour le personnel. »

La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a vu, elle aussi, la vague de paroles infirmières gonfler avec force. « On a mis en ligne le 29 mars 2020 le site Je dénonce », qui recueille les témoignages sous le sceau de l’anonymat et les rend publics. « On recevait des centaines de messages par semaine de professionnelles qui disaient ne pas avoir d’outils pour donner des soins sécuritaires, ni pour être elles-mêmes en sécurité », explique la présidente, Nancy Bédard. « Elles nous disaient ne pas être entendues de leurs gestionnaires, complètement dépassés ; et quand elles nommaient des correctifs flagrants à apporter, elles ne voyaient jamais de retour. »

À ce jour, la FIQ a reçu plus de 2000 témoignages, provenant aussi de patients et du public. Les volumes les plus importants ont déferlé dans les quatre semaines suivant le lancement de Je dénonce. Aujourd’hui, 1070 témoignages se trouvent sur le site, sans vérifications avant publication ; la FIQ assure ensuite un suivi auprès des équipes locales pour inciter à la prise en charge des dénonciations. En date du 5 mars : « Urgence nord à Joliette : depuis octobre que l’on dénonce le danger avec les absences d’effectifs. Ce week-end : il manque 20 infirmières pour 72 heures », lit-on. Depuis janvier 2021, les histoires s’espacent. Parce que les infirmières sont maintenant trop épuisées même pour ce sursaut d’indignation, croient les observatrices interrogées. Autre exemple : « Il manque très souvent une infirmière auxiliaire de soir, donc l’infirmière distribue la médication de 24 patients. C’est faisable, mais ça ne laisse pas de place pour les imprévus, les évaluations et les instabilités », mentionne un message lancé le 10 mars.

Tant que l’omertà va exister et que mon monde va subir des représailles pour parler, on va être créatives pour qu’elles s’expriment

 

« Ce ne sont pas des cas isolés », prévient Mme Bédard, habituée à cette repartie. « Tant que l’omertà va exister et que mon monde va subir des représailles pour parler, on va être créatives pour qu’elles s’expriment. Force est de constater que, quand elles s’expriment auprès des employeurs, là où elles sont censées le faire, les problèmes ne se corrigent pas. » Celles qui parlent subissent au contraire souvent des représailles. Mme Bédard a même eu vent de certains cas, suivant leurs témoignages anonymes sur Je dénonce, qui ont été identifiés par déduction par leurs gestionnaires.

Convocations de confrontation par les supérieurs, avis disciplinaires, démarches d’intimidation, évaluations de performance plus nombreuses, surveillance accrue, changements de quart ou de rôles vers des heures et des tâches plus ardues, suspension sans paie sont des réponses habituelles aux infirmières qui nomment des problèmes, liste l’Observatoire infirmier. Parfois, cela va jusqu’au licenciement. « Les représailles envers les dénonciateurs sont très faciles à maquiller en processus de ressources humaines conformes, indique Amélie Perron. Pour une infirmière, c’est quasi impossible de prouver que ce sont les conséquences d’une divulgation. »

Soins urgents et réponses bureaucratiques

Le 16 mai 2020, 868 témoignages étaient déjà affichés sur Je dénonce. Danielle McCann, alors ministre de la Santé, en appelle ce jour-là publiquement à la fin de l’omertà. Son arme : l’adresse courriel Onvousecoute. « Il n’y aura pas de représailles, il faut qu’on sache ce qui se passe sur le terrain », avait-elle assuré alors. Pour le ministre Dubé aujourd’hui, cette plateforme est aussi le signe de la libération de la parole infirmière : « Plus de 4600 courriels ont été reçus », indiquait son cabinet le 3 mars. « De ce chiffre, la majorité constitue des préoccupations et des questions, alors que certains représentent des suggestions ou encore des bons coups relevés. Un suivi est effectué en toute confidentialité, et on peut ainsi remédier à des situations jugées inquiétantes par notre propre réseau. » Le 21 février, 4881 courriels avaient été reçus depuis le lancement, selon le MSSS. Une centaine d’interventions ont été faites en retour, « pour vérifier les faits allégués, faire des rappels sur les consignes en vigueur et, le cas échéant, corriger les situations rapportées ».

« Selon moi, c’est une perte de temps complète, écrire à Onvousécoute », tranche Natalie Stake-Doucet, présidente de l’Association québécoise des infirmières et infirmiers, et militante infirmière. « J’ai écrit deux messages à cette adresse. J’ai encouragé mes collègues à le faire. C’est très important d’utiliser les canaux qui nous sont ouverts. Mais on a tous reçu la même réponse : un courriel automatisé qui dit grosso modo de régler les problèmes avec nos employeurs. »

Le Devoir a pu lire une de ces répliques, faite à un courriel qui dénonçait une absence de zone froide dans un CHSLD où 174 résidents sur 185 étaient positifs à la COVID-19. Réponse du ministère de la Santé : « les moyens à mettre en place pour opérationnaliser ces mesures sont de la responsabilité des professionnels et du RSSS [Réseau de la Santé et des Services sociaux], sachant qu’il y a au sein de ces équipes toute l’expertise requise pour en assurer le déploiement et la surveillance. Le MSSS tient à vous assurer que chaque situation est traitée avec tout le sérieux requis pour faire face à ce défi sans précédent » qu’est la pandémie.

Les paroles invisibles

« Tout le monde semble avoir abandonné après le deuxième ou troisième courriel envoyé à Onvousécoute, poursuit Mme Stake-Doucet. On a vu que ça ne donnait rien. » Les correspondances à Onvousécoute suivies par la chercheuse Amélie Perron semblent être elles aussi toutes restées sans suite ou sans effets. « Est-ce parce que ces cas-là ne nécessitaient pas de suivi, ou parce qu’il n’y en a juste pas ? » Impossible de savoir. Car un des nombreux problèmes d’Onvousécoute, c’est que le MSSS n’a pas à dévoiler le contenu des lettres reçues. Ainsi, « le MSSS retire les dénonciations infirmières du regard public et les canalise vers une boîte à laquelle lui seul a accès », analyse la spécialiste. La FIQ avait offert au gouvernement de partager les témoignages reçus sur Je dénonce avec le MSSS. « Il semble qu’aucun suivi n’a été effectué après cette main tendue », rapportent les relations de presse de la FIQ. Pourquoi ? Le MSSS a omis, dans ses réponses au Devoir, celle-là : « Nous sommes soucieux d’offrir à notre personnel, un milieu de travail sain et sécuritaire, dans lequel les employés se sentent libres de dénoncer des situations qu’ils jugent inadéquates. Ses travaux sont également en cours afin d’émettre des principes directeurs pour encourager la liberté d’expression du personnel du réseau de la santé et des services sociaux, et ce, à la grandeur du territoire québécois. »

« Le ministère est souvent en conflit d’intérêts dans les problématiques de santé, analyse Amélie Perron. Quand ils ont lancé Onvousécoute, ils ont mentionné qu’un des buts était d’encadrer ce que les infirmières mettaient sur les médias sociaux. Ça veut dire quoi ? Empêcher ? Nous, on a noté ensuite une baisse des dénonciations dans les médias et les médias sociaux. Est-ce une manière détournée de museler ? » Et de cacher les messages tout en ayant l’air au contraire de libérer la parole ?

« La recherche le démontre : si tu veux éliminer les dénonciations dans ton milieu, ça ne donne rien d’éliminer les dénonciateurs ; élimine ce qui fait les problèmes, et ce qui fait qu’ils restent non résolus », propose Mme Perron. « Sur la plateforme Je dénonce, on voit encore ces jours-ci le même genre de dénonciations qu’il y a un an.  Beaucoup de gestionnaires sont sensibles aux signalements du personnel et font leur possible pour y répondre. D’autres ont une approche plus rigide et persistent dans des mesures non sécuritaires. Mais après un an, les gestionnaires et les hauts décideurs des milieux qui ont vécu de graves problèmes de gestion de pandémie ne sont toujours pas imputables. Personne ne les responsabilise. Eux n’ont pas de représailles, ne reçoivent pas d’avis disciplinaires, ne se font pas démettre de leurs fonctions, ne perdent pas leur emploi, contrairement au personnel qui travaille sur le plancher. C’est sûr que, dans ce contexte, les dénonciations vont continuer. Il faut absolument qu’elles continuent », conclut la chercheuse.

Avec Stéphanie Vallet

Onvousécoute

La boîte courriel gouvernementale Onvousécoute avait reçu le 21 février dernier 4881 courriels depuis son lancement. La grande majorité consiste en « des questions auxquelles nous avons pu répondre directement auprès des demandeurs, et une intervention sur le terrain était donc rarement nécessaire », selon le ministère de la Santé. « Près d’une centaine d’interventions ont été faites auprès des établissements pour vérifier les faits allégués, faire des rappels sur les consignes en vigueur et, le cas échéant, corriger les situations rapportées par des personnes ayant écrit à la boîte Onvousécoute. Les suivis sont
effectués par le bureau de la sous-ministre. »

Les préoccupations se divisent, en pourcentages approximatifs, ainsi :

32 % sur les conditions de travail et la charge
de travail

21 % sur des questions sur l’octroi des primes liées à la COVID-19 et les vacances du personnel

20 % sur les pratiques de gestion

15 % de préoccupations sur les risques de propagation du virus et les mesures de prévention et de contrôle des infections

7 % de questions sur l’approvisionnement et l’utilisation des équipements de protection individuels

Que dénonce Je dénonce?

Une analyse de l’Observatoire infirmier des témoignages sur le site Je dénonce, depuis son lancement jusqu’au 31 mai 2020, permet de comprendre les problèmes vécus sur le terrain par les employés de la santé. Dans les 597 témoignages d’infirmières et d’infirmières auxiliaires, l’Observatoire a compté, parmi les plus grandes catégories :

36 % de cas de manque de ressources « Nous devons créer nous-mêmes des “visières” à partir d’acétate que nous nous partageons et lavons. »

29 % de contraventions aux normes de prévention et de contrôle des infections « Au CHSLD où je travaille, il n’y a aucun cas positif pour l’instant. Cependant, pendant toute la fin de semaine, nous avons eu des employés se promenant d’un centre à l’autre, dont certains ont travaillé dans un centre où il y a une dizaine de cas. »

28 % de mesures de contrôle « Masque mis sous clé par notre gestionnaire, désinfectant pour les mains retiré de nos bureaux et de notre matériel pour les soins à domicile. Lingettes désinfectantes indisponibles ou en faible quantité pour la désinfection de
notre matériel pour les soins à domicile. »

 

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CSN: Faut ajouter des clauses de protection des lanceurs d’alerte,car une lanceuse d’alerte(ADS) congédiée par le CHSLD de Saint-Laurent:

 

CSN: Faut ajouter des clauses de protection des lanceurs d’alerte,car une lanceuse d’alerte(ADS) congédiée par le CHSLD de Saint-Laurent:

 

Une aide de service(ADS,non syndiqué et subventionné) embauchée au CHSLD de Saint-Laurent par l’entremise du programme « Je contribue » a été congédiée peu après avoir dénoncé dans Le Devoir les conditions de vie inacceptables dans lesquelles les résidents étaient maintenus. Le partage de photos et de vidéos destinées à prouver ses dires à notre journaliste est au cœur des raisons justifiant le licenciement de la lanceuse d’alerte.

Marie-Anne Labelle, 24 ans, affirme pourtant avoir agi en droite ligne avec les appels du gouvernement Legault à dénoncer les situations jugées intolérables dans le réseau de la santé. « Même le ministère de la Santé le dit aussi : “Dénoncez, dénoncez la maltraitance, les injustices”. C’est ça que j’ai fait. Je suis vraiment fière de l’avoir fait », affirme la jeune femme.

 

 

Interrogé dans le cadre de notre enquête sur le phénomène de la dénonciation dans le monde de la santé, le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, demeure catégorique : « L’omertà dans le réseau de la santé, c’est terminé. Les employés du réseau doivent se sentir à l’aise et libres de parler des situations qu’ils jugent préoccupantes sans crainte de représailles de la part des gestionnaires en place », avait-il fait savoir par courriel au Devoir. Il n’a toutefois pas été invité à commenter le cas de Mme Labelle.

Les dénonciateurs savent-ils toutefois qu’en répondant à cet appel ils empruntent un parcours risqué, jouant même là possiblement leur emploi ? Le 8 avril dernier, c’est exactement ce qui est arrivé à Marie-Anne Labelle. Un mois plus tôt, la jeune femme avait dénoncé, sous couvert de l’anonymat, dans les pages du Devoir les conditions de vie des résidents de l’établissement.

Avec elle, deux ex-employées et trois résidents de l’unité spécifique du CHSLD avaient livré leurs témoignages, déplorant le fait que des résidents soient reclus dans leurs chambres fermées par des demi-portes et n’aient pas pris de douches pendant plusieurs semaines lors des périodes d’éclosion. Ces allégations ont été réfutées par le CIUSSS du Nord-de-l’Île de Montréal, qui considère que l’utilisation de demi-portes était justifiée dans les circonstances de la pandémie de COVID-19 et qui précise que la toilette aux chambres était tout de même effectuée.

Avant de confier au Devoir une situation qu’elle jugeait intenable, Mme Labelle affirme avoir parlé de la situation à sa supérieure immédiate, et aussi au chef infirmier. Sans succès. Une de ses collègues a quant à elle déposé une plainte auprès du Commissariat aux plaintes et à la qualité des services du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.

Pour corroborer ses dires dans le cadre de notre enquête, Marie-Anne Labelle a accepté de faire parvenir au Devoir des photos et des vidéos attestant de la présence d’une quinzaine de demi-portes toujours maintenues alors que la plupart des usagers étaient vaccinés, près d’un an après le début de la pandémie à l’unité spécifique du CHSLD.

Nous en avons publié une seule, montrant une demi-porte d’une chambre de l’unité située au 5e étage. Les autres clichés, dont un où l’on trouve une résidente en arrière-plan, ont servi aux fins de l’enquête à corroborer les témoignages recueillis et sont restés privés dans le cadre de la relation de confidentialité entre source et journaliste. Ce transfert de photos fut toutefois lourd de conséquences.

Quelques jours après la publication de l’enquête, l’aide de service raconte avoir été interrogée par le coordinateur de l’établissement ainsi que par une chef d’unité, qui lui ont demandé si elle avait pris et partagé des images du CHSLD. Elle a reconnu avoir effectivement envoyé des photos à une journaliste.

« J’ai été hyper franche. Je pense vraiment que c’est bien de dénoncer. C’est ça qui va faire changer les choses, qui va améliorer la situation », lance Marie-Anne Labelle.

La séquence des événements s’accélère ensuite. Dès le lendemain, on modifie ses tâches. Au cours du mois qui s’écoule entre la publication de l’enquête et le congédiement, Marie-Anne Labelle sera rencontrée à deux reprises par son employeur au sujet de deux nouveaux incidents au cours desquels on lui reprochera d’outrepasser son rôle, ce qui entraîne, selon l’employeur, insubordination et création d’un climat de travail malsain, des affirmations que réfute fermement l’ex-employée. Le 16 mars, elle apprend qu’elle est suspendue avec solde pour fins d’enquête. Le 8 avril, son contrat d’embauche temporaire est résilié. La lettre de renvoi évoque trois « situations et événements » où Mme Labelle a « outrepassé [son] rôle », malgré des « attentes claires » qui lui ont été signifiées.

Professeure à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa, Amélie Perron est aussi codirectrice de l’Observatoire infirmier des Universités d’Ottawa et de Victoria. Elle étudie de très près le phénomène de la dénonciation depuis 2017 et les représailles envers les lanceurs d’alerte. Elle précise qu’il est fréquent que les personnes qui dénoncent voient leurs responsabilités et leurs tâches modifiées.

« Souvent, ces personnes vont être mises sous surveillance accrue par des supérieurs. Donc on va commencer à scruter de très près ce qu’elles ont fait dans le passé et ce qu’elles vont faire à partir de maintenant. Il y a comme un dossier qui peut être monté au sujet de cette personne pour prouver par exemple sa piètre performance au travail, ou bien son insubordination aux directives. Des erreurs ou bien des choses qu’on va réinterpréter comme des erreurs vont être identifiées et on va monter un genre de dossier pour justifier le fait qu’on a un employé qui est problématique. Les représailles envers les dénonciateurs sont très faciles à maquiller en processus de ressources humaines conformes », estime-t-elle.

Des images aux lourdes conséquences

Engagée dans le cadre du programme Je contribue, Marie-Anne Labelle n’est pas syndiquée et doit se présenter seule à la rencontre avec la direction du CHSLD de Saint-Laurent, trois semaines après sa suspension. « Je me suis sentie un peu piégée », estime Marie-Anne Labelle.

« Ils revenaient sur les photos et les vidéos. Je pense que c’est le gros pourquoi de mon congédiement dans le fond. Ils l’ont mentionné en masse dans le meeting. Ils ont dit : juste les photos, c’est déjà suffisant pour qu’on te congédie », se souvient-elle.

L’un des motifs de congédiement évoqués dans la lettre de fin de contrat envoyée à Mme Labelle vise en effet précisément l’envoi de photos au Devoir. On lui reproche d’avoir « contrevenu à la confidentialité des renseignements » auxquels elle était tenue en vertu de son contrat en prenant « des photos et des vidéos de résidents vulnérables du 5e étage du CHSLD de Saint-Laurent sans leur consentement et [en ayant] partagé leurs coordonnées auprès de tiers ».

Après analyse du dossier, les autorités compétentes de notre organisation ont confirmé que Mme Labelle aurait contrevenu à ses obligations à plusieurs égards, notamment au respect des politiques et règles en matière de confidentialité et de vie privée des usagers

 

Des allégations que réfute Mme Labelle, puisque les résidents qui se sont confiés au Devoir sont entrés en contact avec notre journaliste.

Avocat spécialisé en droit du travail chez Norton Rose Fulbright, Éric Lallier précise que le devoir de loyauté des employés envers l’employeur comme il est inscrit au Code civil du Québec prend diverses formes, et qu’y contrevenir est bel et bien un motif de congédiement.

« Ça comprend entre autres la confidentialité des renseignements qu’on obtient dans le cadre de son travail. Ce qui va inclure bien évidemment les images, parce que ça peut avoir comme effet de transmettre publiquement des informations qui auraient dû rester privées », affirme l’avocat.

Il existe toutefois une jurisprudence qui reconnaît la légitimité du partage de ces informations sensibles dans certains contextes.

« Un employé qui transmet des informations confidentielles mais dans un but légitime, après avoir soumis des problèmes à son employeur sans que ce dernier l’ait écouté et qu’il y a des questions qui dépassent ses propres intérêts, qui ont un impact public, alors là, il y a quand même de la jurisprudence qui reconnaît que, dans un tel contexte, un employé peut transmettre de l’information confidentielle, mais dans un cadre très précis », ajoute-t-il.

Interrogé à nouveau par Le Devoir sur la fin abrupte du contrat de Mme Labelle, le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal réfute avoir congédié Marie-Anne Labelle à cause de son témoignage publié dans nos pages.

« Les motifs ayant mené à la décision de la résiliation de son contrat sont bien expliqués dans la lettre et ne concernent aucunement les allégations qu’elle a pu faire auprès de vous précédemment », indique Marie-Hélène Giguère, conseillère-cadre, bureau des relations avec les médias et affaires publiques du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. « Après analyse du dossier, les autorités compétentes de notre organisation ont confirmé que Mme Labelle aurait contrevenu à ses obligations à plusieurs égards, notamment au respect des politiques et règles en matière de confidentialité et de vie privée des usagers », ajoute-t-elle.

Selon Amélie Perron, professeure à l’École des sciences infirmières de l’Université d’Ottawa, les organisations qui vont sévir contre les lanceurs d’alerte ne vont bien souvent pas invoquer la question de la dénonciation, mais la manière dont la personne s’y est prise pour dénoncer.

« Ce sont ces technicalités qui vont souvent justifier des démotions, des suspensions ou des licenciements. C’est extrêmement fréquent, et c’est difficile de départager », explique Mme Perron.

« Je trouve intéressant que l’organisation n’ait pas choisi d’emblée de la licencier. Mettre quelqu’un à la porte tout de suite après une plainte de ce genre-là, en effet, ça ne paraît pas bien. Et puis surtout dans le contexte actuel », ajoute-t-elle.

Pour Jean-François Dubé, président du syndicat des travailleuses et des travailleurs du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, le CHSLD de Saint-Laurent a profité du fait que Marie-Anne Labelle n’était pas syndiquée pour sévir. « Selon notre conseiller juridique, pour les photos prises à l’intérieur de nos établissements, on ne doit pas y voir de patients évidemment [pour les diffuser]. Si les photos [avec des visages] n’ont jamais été publiées, la personne congédiée devrait immédiatement contacter les normes du travail, car cela semble abusif », estime M. Dubé. Mme Labelle ne compte pas entreprendre de démarches en ce sens.

J’ai été hyper franche. Je pense vraiment que c’est bien de dénoncer. C’est ça qui va faire changer les choses, qui va améliorer la situation.

Au nom de la liberté d’expression

Le Syndicat canadien de la fonction publique est actuellement en négociation pour le renouvellement de la convention collective des travailleurs de la santé et des services sociaux afin d’ajouter des clauses de protection des lanceurs d’alerte. Pour Karine Cabana, conseillère syndicale et coordonnatrice du secteur des affaires sociales [santé et services sociaux] du SCFP au Québec, le cas de Marie-Anne Labelle est exactement le genre de situation que les nouvelles clauses tenteront de prévenir. Selon elle, la loi sur les lanceurs d’alerte ne serait pas suffisante.

« La loi dit que tu dois dénoncer soit à une instance de ton organisation qui a été nommée ou directement au Protecteur du citoyen. Mais ça ne permet aucun autre type de dénonciation, sauf s’il y a un danger grave immédiat », explique Mme Cabana. La conseillère syndicale invoque la liberté d’expression afin de protéger les lanceurs d’alerte qui dénonceraient anonymement des situations anormales.

« On veut arrêter la chasse aux sorcières. À partir du moment où la population en général, quelqu’un de normal, ne peut pas identifier que c’est telle personne, nous, on pense que cette dénonciation-là est le cadre de la liberté d’expression et il ne doit pas y avoir une enquête qui soit faite pour rechercher qui est la personne responsable de cette fuite-là ou de cette information. Pour autant bien sûr que ce ne soit pas un discours diffamatoire ou mensonger », conclut Mme Cabana.

Avec la collaboration de Catherine Lalonde

 

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