Des préposés aux bénéficiaires issus de la formation
accélérée pendant la pandémie dénoncent les mauvais traitements qu’ils
ont subis, et particulièrement l’omerta qui règne dans le monde de la
santé.
« Un soir, une préposée m’a frappée dans le dos. J’étais en train
de prendre mon uniforme, je ne m’y attendais pas. J’ai crié et je
l’entendais rire. Après ce coup, j’ai eu mal toute la soirée à la tête
et au dos et, depuis, je ne peux plus travailler », soutient Lucy
Carrière, une préposée aux bénéficiaires (PAB) de 58 ans à Gatineau, en
Outaouais, qui a suivi la formation accélérée en juin 2020 après avoir
laissé sa carrière dans le domaine de la sécurité.
Elle avait répondu à l’appel du premier ministre François Legault,
en mai 2020, qui annonçait la mise en place d’une formation accélérée
pour 10 000 préposés en CHSLD.
Une fois sur son lieu de travail les choses se gâtent. Après
plusieurs semaines d’intimidation et de harcèlement au travail, le coup
reçu dans le dos le 26 octobre a été la goutte d’eau qui a fait déborder
le vase, soutient-elle.
Arrêt de travail
Deux jours après, un médecin lui signe un arrêt de travail, en
raison de la blessure causée par le coup, mais aussi pour l’anxiété liée
à un climat de travail toxique.
Un mois plus tard, elle adresse une plainte à la Commission des
normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST),
dont Le Journal a obtenu copie. Le lendemain, elle affirme avoir reçu une lettre de congédiement.
« J’avais beau aller voir la gestionnaire, rien ne changeait », déplore Mme Carrière, toujours suivie par un physiothérapeute.
Comme elle, d’autres préposés issus des nouvelles cohortes de la
pandémie affirment avoir été la cible de violence physique, de
harcèlement ou encore d’insultes d’anciens PAB.
Pour Marie-Neige Létourneau, qui était PAB à Lévis, dans
Chaudière-Appalaches, le climat de travail insoutenable dès son premier
jour l’a aussi poussée à se mettre en arrêt de travail le 23 septembre
dernier.
« Chaque fois que j’allais travailler, je pleurais dans ma voiture
pendant la demi-heure de trajet », confie, la gorge nouée, la femme de
36 ans, qui suit une thérapie depuis qu’elle a quitté son emploi.
Refus d’entendre
De son côté, un préposé qui travaillait à l’est de Montréal et qui a
demandé à garder l’anonymat dit avoir reçu des commentaires homophobes.
« J’ai fait des plaintes et mon syndicat m’a dit qu’il ne pouvait
rien faire. Personne ne veut écouter ce qu’on vit », regrette l’homme de
37 ans, qui a décidé de quitter le domaine de la santé.
Mme Létourneau affirme avoir tenté d’appeler à l’aide de
nombreuses fois, tant du côté de l’établissement que du syndicat. Mais
elle s’est toujours butée à un mur, lance-t-elle.
« Il y a vraiment une omerta, c’est terrible. Ils ont ouvert une
ligne pour dénoncer l’intimidation, mais on m’a répondu deux mois plus
tard avec un message automatisé », laisse-t-elle tomber.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux explique ne pas
s’ingérer dans les dossiers confidentiels de conflits entre les
employés.
La présidente du syndicat des travailleuses et travailleurs de la
santé et des services sociaux de l’Outaouais, Josée McMillan, assure que
le cas de Mme Carrière est une exception.
Au syndicat qui représente les PAB de l’est de Montréal, on reconnaît que l’intégration des nouveaux PAB a été difficile.
« C’était comme des corps étrangers qui arrivaient avec la moitié
de la formation des temps complets. Ça s’est résorbé rapidement de notre
côté, mais des cas malheureux, il y en a tous les jours », soutient le
président, Éric Clermont.
L’omertà est maintenue dans le système de santé québécois
Un des lanceurs d’alerte qui ont révélé au Devoir des situations préjudiciables aux patients au CHSLD de Saint-Laurent
a perdu son emploi. Marie-Anne Labelle a-t-elle été licenciée pour
avoir manqué à son devoir de loyauté envers le milieu hospitalier qui
l’employait ? Son exemple s’ajoute aux dizaines que Le Devoir a
récoltés et à la quarantaine qui est présentement analysée à
l’Observatoire infirmier. Pourtant, pour le ministre de la Santé du
Québec, Christian Dubé, « l’omertà dans le réseau de la santé, c’est
terminé ». Pourquoi, alors, continue-t-on à faire taire à force de
représailles les infirmières, celles-là mêmes qui sont sur la ligne de
front, celles-là mêmes qui voient, qui savent, qui soignent ?
Malgré la grande pénurie de personnel, en pleine troisième vague de
COVID-19, des gestionnaires préfèrent suspendre, faire taire ou menacer
les employés qui dénoncent des conditions de soins intenables. « Ce
n’est pas du tout exagéré de parler d’omertà dans le système de santé
québécois. C’est énorme, mais c’est la réalité », explique Amélie
Perron, codirectrice avec Marilou Gagnon de l’Observatoire infirmier des
Universités d’Ottawa et de Victoria, fondé en 2017. La dénonciation y
est le premier sujet d’étude.
Quand la pandémie a frappé, cet Observatoire a noté une hausse accrue
du nombre de dénonciations des infirmières. L’urgence, la vitesse de
propagation du virus et la gravité des circonstances expliquent cette
explosion des alertes lancées sur la place publique, par les médias et
médias sociaux. Jusqu’à atteindre en 2020 un niveau jamais vu.
L’Observatoire a dû ajouter un volet consacré à la COVID-19 à son étude
sur les dénonciations, « qui touchent au manque d’équipements de
protection », liste Mme Perron, « aux retours forcés au
travail pour des employés ayant reçu un test positif, à des transferts
de patients positifs d’une zone chaude à une zone froide », parmi les
exemples colligés.
Même quand les dénonciations sont justes, qu’elles révèlent de réels
problèmes, parfois dangereux pour les patients, « on voit les
organisations non pas chercher à régler la question, mais d’abord
déployer des efforts disproportionnés pour faire taire le messager et
son message. C’est confirmé par la littérature scientifique des quarante
dernières années ».
Ce qui provoque la dénonciation infirmière, c’est l’inefficacité des
communications officielles du système de santé, devenu un mastodonte
bureaucratique. « Communiquer avec les gestionnaires, remplir les
rapports d’incidents et les formulaires de plainte, tout ça prend du
temps, détaille Mme Perron. Et il en faut encore plus avant
d’avoir un retour, souvent plusieurs mois. On a des infirmières qui ont
tenté les voies internes pendant deux ans avant de dénoncer à
l’extérieur du système », en se tournant vers les médias ou les médias
sociaux.
Ça, c’est en temps normal. En pandémie, personne ne veut se permettre
cette attente. « Les travailleurs qui avaient des choses à dire ont
réagi au premier obstacle, et se sont tournés beaucoup plus rapidement
vers l’extérieur, poursuit Mme Perron. Parce que, pour eux,
il faut que la situation se sache le plus vite possible, pour être
rectifiée le plus vite possible. Parce que les conséquences sont
graves — pour les patients ou pour le personnel. »
La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) a vu,
elle aussi, la vague de paroles infirmières gonfler avec force. « On a
mis en ligne le 29 mars 2020 le site Je dénonce », qui recueille les
témoignages sous le sceau de l’anonymat et les rend publics. « On
recevait des centaines de messages par semaine de professionnelles qui
disaient ne pas avoir d’outils pour donner des soins sécuritaires, ni
pour être elles-mêmes en sécurité », explique la présidente, Nancy
Bédard. « Elles nous disaient ne pas être entendues de leurs
gestionnaires, complètement dépassés ; et quand elles nommaient des
correctifs flagrants à apporter, elles ne voyaient jamais de retour. »
À ce jour, la FIQ a reçu plus de 2000 témoignages, provenant aussi de
patients et du public. Les volumes les plus importants ont déferlé dans
les quatre semaines suivant le lancement de Je dénonce. Aujourd’hui,
1070 témoignages se trouvent sur le site, sans vérifications avant
publication ; la FIQ assure ensuite un suivi auprès des équipes locales
pour inciter à la prise en charge des dénonciations. En date du 5 mars :
« Urgence nord à Joliette : depuis octobre que l’on dénonce le danger
avec les absences d’effectifs. Ce week-end : il manque 20 infirmières
pour 72 heures », lit-on. Depuis janvier 2021, les histoires s’espacent.
Parce que les infirmières sont maintenant trop épuisées même pour ce
sursaut d’indignation, croient les observatrices interrogées. Autre
exemple : « Il manque très souvent une infirmière auxiliaire de soir,
donc l’infirmière distribue la médication de 24 patients. C’est
faisable, mais ça ne laisse pas de place pour les imprévus, les
évaluations et les instabilités », mentionne un message lancé le
10 mars.
Tant que l’omertà va exister et que mon monde va subir des représailles
pour parler, on va être créatives pour qu’elles s’expriment
« Ce ne sont pas des cas isolés », prévient Mme Bédard,
habituée à cette repartie. « Tant que l’omertà va exister et que mon
monde va subir des représailles pour parler, on va être créatives pour
qu’elles s’expriment. Force est de constater que, quand elles
s’expriment auprès des employeurs, là où elles sont censées le faire,
les problèmes ne se corrigent pas. » Celles qui parlent subissent au
contraire souvent des représailles. Mme Bédard a même eu vent
de certains cas, suivant leurs témoignages anonymes sur Je dénonce, qui
ont été identifiés par déduction par leurs gestionnaires.
Convocations de confrontation par les supérieurs, avis
disciplinaires, démarches d’intimidation, évaluations de performance
plus nombreuses, surveillance accrue, changements de quart ou de rôles
vers des heures et des tâches plus ardues, suspension sans paie sont des
réponses habituelles aux infirmières qui nomment des problèmes, liste
l’Observatoire infirmier. Parfois, cela va jusqu’au licenciement. « Les
représailles envers les dénonciateurs sont très faciles à maquiller en
processus de ressources humaines conformes, indique Amélie Perron. Pour
une infirmière, c’est quasi impossible de prouver que ce sont les
conséquences d’une divulgation. »
Soins urgents et réponses bureaucratiques
Le 16 mai 2020, 868 témoignages étaient déjà affichés sur Je dénonce.
Danielle McCann, alors ministre de la Santé, en appelle ce jour-là
publiquement à la fin de l’omertà. Son arme : l’adresse courriel Onvousecoute.
« Il n’y aura pas de représailles, il faut qu’on sache ce qui se passe
sur le terrain », avait-elle assuré alors. Pour le ministre Dubé
aujourd’hui, cette plateforme est aussi le signe de la libération de la
parole infirmière : « Plus de 4600 courriels ont été reçus », indiquait
son cabinet le 3 mars. « De ce chiffre, la majorité constitue des
préoccupations et des questions, alors que certains représentent des
suggestions ou encore des bons coups relevés. Un suivi est effectué en
toute confidentialité, et on peut ainsi remédier à des situations jugées
inquiétantes par notre propre réseau. » Le 21 février, 4881 courriels
avaient été reçus depuis le lancement, selon le MSSS. Une centaine
d’interventions ont été faites en retour, « pour vérifier les faits
allégués, faire des rappels sur les consignes en vigueur et, le cas
échéant, corriger les situations rapportées ».
« Selon moi, c’est une perte de temps complète, écrire à
Onvousécoute », tranche Natalie Stake-Doucet, présidente de
l’Association québécoise des infirmières et infirmiers, et militante
infirmière. « J’ai écrit deux messages à cette adresse. J’ai encouragé
mes collègues à le faire. C’est très important d’utiliser les canaux qui
nous sont ouverts. Mais on a tous reçu la même réponse : un courriel
automatisé qui dit grosso modo de régler les problèmes avec nos
employeurs. »
Le Devoir a pu lire une de ces répliques, faite à un courriel
qui dénonçait une absence de zone froide dans un CHSLD où 174 résidents
sur 185 étaient positifs à la COVID-19. Réponse du ministère de la
Santé : « les moyens à mettre en place pour opérationnaliser ces mesures
sont de la responsabilité des professionnels et du RSSS [Réseau de la
Santé et des Services sociaux], sachant qu’il y a au sein de ces équipes
toute l’expertise requise pour en assurer le déploiement et la
surveillance. Le MSSS tient à vous assurer que chaque situation est
traitée avec tout le sérieux requis pour faire face à ce défi sans
précédent » qu’est la pandémie.
« Tout le monde semble avoir abandonné après le deuxième ou troisième courriel envoyé à Onvousécoute, poursuit Mme Stake-Doucet.
On a vu que ça ne donnait rien. » Les correspondances à Onvousécoute
suivies par la chercheuse Amélie Perron semblent être elles aussi toutes
restées sans suite ou sans effets. « Est-ce parce que ces cas-là ne
nécessitaient pas de suivi, ou parce qu’il n’y en a juste pas ? »
Impossible de savoir. Car un des nombreux problèmes d’Onvousécoute,
c’est que le MSSS n’a pas à dévoiler le contenu des lettres reçues.
Ainsi, « le MSSS retire les dénonciations infirmières du regard public
et les canalise vers une boîte à laquelle lui seul a accès », analyse la
spécialiste. La FIQ avait offert au gouvernement de partager les
témoignages reçus sur Je dénonce avec le MSSS. « Il semble qu’aucun
suivi n’a été effectué après cette main tendue », rapportent les
relations de presse de la FIQ. Pourquoi ? Le MSSS a omis, dans ses
réponses au Devoir, celle-là : « Nous sommes soucieux d’offrir à
notre personnel, un milieu de travail sain et sécuritaire, dans lequel
les employés se sentent libres de dénoncer des situations qu’ils jugent
inadéquates. Ses travaux sont également en cours afin d’émettre des
principes directeurs pour encourager la liberté d’expression du
personnel du réseau de la santé et des services sociaux, et ce, à la
grandeur du territoire québécois. »
« Le ministère est souvent en conflit d’intérêts dans les
problématiques de santé, analyse Amélie Perron. Quand ils ont lancé
Onvousécoute, ils ont mentionné qu’un des buts était d’encadrer ce que
les infirmières mettaient sur les médias sociaux. Ça veut dire quoi ?
Empêcher ? Nous, on a noté ensuite une baisse des dénonciations dans les
médias et les médias sociaux. Est-ce une manière détournée de
museler ? » Et de cacher les messages tout en ayant l’air au contraire
de libérer la parole ?
« La recherche le démontre : si tu veux éliminer les dénonciations
dans ton milieu, ça ne donne rien d’éliminer les dénonciateurs ; élimine
ce qui fait les problèmes, et ce qui fait qu’ils restent non résolus »,
propose Mme Perron. « Sur la plateforme Je dénonce, on voit
encore ces jours-ci le même genre de dénonciations qu’il y a un
an. Beaucoup de gestionnaires sont sensibles aux signalements du
personnel et font leur possible pour y répondre. D’autres ont une
approche plus rigide et persistent dans des mesures non sécuritaires.
Mais après un an, les gestionnaires et les hauts décideurs des milieux
qui ont vécu de graves problèmes de gestion de pandémie ne sont toujours
pas imputables. Personne ne les responsabilise. Eux n’ont pas de
représailles, ne reçoivent pas d’avis disciplinaires, ne se font pas
démettre de leurs fonctions, ne perdent pas leur emploi, contrairement
au personnel qui travaille sur le plancher. C’est sûr que, dans ce
contexte, les dénonciations vont continuer. Il faut absolument qu’elles
continuent », conclut la chercheuse.
Avec Stéphanie Vallet
Onvousécoute
La boîte courriel
gouvernementale Onvousécoute avait reçu le 21 février dernier 4881
courriels depuis son lancement. La grande majorité consiste en « des
questions auxquelles nous avons pu répondre directement auprès des
demandeurs, et une intervention sur le terrain était donc rarement
nécessaire », selon le ministère de la Santé. « Près d’une centaine
d’interventions ont été faites auprès des établissements pour vérifier
les faits allégués, faire des rappels sur les consignes en vigueur et,
le cas échéant, corriger les situations rapportées par des personnes
ayant écrit à la boîte Onvousécoute. Les suivis sont
effectués par le bureau de la sous-ministre. »
Les préoccupations se divisent, en pourcentages approximatifs, ainsi :
32 % sur les conditions de travail et la charge
de travail
21 % sur des questions sur l’octroi des primes liées à la COVID-19 et les vacances du personnel
20 % sur les pratiques de gestion
15 % de préoccupations sur les risques de propagation du virus et les mesures de prévention et de contrôle des infections
7 % de questions sur l’approvisionnement et l’utilisation des équipements de protection individuels
Que dénonce Je dénonce?
Une analyse de l’Observatoire infirmier des témoignages sur le site Je dénonce,
depuis son lancement jusqu’au 31 mai 2020, permet de comprendre les
problèmes vécus sur le terrain par les employés de la santé. Dans les
597 témoignages d’infirmières et d’infirmières auxiliaires,
l’Observatoire a compté, parmi les plus grandes catégories :
36 % de cas de manque de ressources « Nous devons créer nous-mêmes des “visières” à partir d’acétate que nous nous partageons et lavons. »
29 % de contraventions aux normes de prévention et de contrôle des infections
« Au CHSLD où je travaille, il n’y a aucun cas positif pour l’instant.
Cependant, pendant toute la fin de semaine, nous avons eu des employés
se promenant d’un centre à l’autre, dont certains ont travaillé dans un
centre où il y a une dizaine de cas. »
28 % de mesures de contrôle « Masque mis sous clé par notre
gestionnaire, désinfectant pour les mains retiré de nos bureaux et de
notre matériel pour les soins à domicile. Lingettes désinfectantes
indisponibles ou en faible quantité pour la désinfection de
notre matériel pour les soins à domicile. »