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jeudi 10 décembre 2020

Quand un juge manque de jugement, c'est la que le public se met a juger

 

 

Quand un juge manque de jugement, c'est la que le public se met a juger

Michael Nguyen | Journal de Montréal

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Revoir comment on juge les juges?

Scrutée par le public, la magistrature gagnerait à revoir son processus disciplinaire selon un expert

Si les juges font le plus souvent bien leur travail, ils ne sont pas à l’abri d’erreurs de jugement, dans une salle d’audience ou à l’extérieur du tribunal. Les rares plaintes retenues font souvent les manchettes, car le public s’attend à une quasi-perfection de leur part.  

• À lire aussi: Faudrait-il revoir comment on juge les juges ?

Une retraite non méritée   

Michel Girouard

Photo d'archives, Martin Alarie

Le juge de la Cour supérieure du Québec Michel Girouard a mis la magistrature dans l’embarras quand il a été soupçonné d’avoir acheté de la cocaïne d’un membre du crime organisé... quelques jours seulement avant sa nomination par le gouvernement de Stephen Harper en 2010.

L’affaire a été révélée en 2012, par un informateur de police. Rapidement, le juge basé en Abitibi-Témiscamingue a arrêté de siéger. À la place, il s’est battu pour se défendre contre le Conseil canadien de la magistrature en répétant qu’il n’a jamais été accusé. 

Rapidement, le Conseil a recommandé la destitution du juge. Mais loin de l’accepter, ce dernier s’est battu pour garder sa place et éviter la honte de perdre ainsi son emploi... et son très avantageux salaire annuel de 329 000 $.

Toutes ces procédures ont coûté des millions de dollars aux contribuables d’autant plus que pendant toutes ces années, le juge Girouard a ainsi été payé sans entendre une seule cause sur le banc.

La cause du juge Girouard s’est ainsi étirée pendant huit ans si bien qu’en septembre dernier, le juge est devenu admissible à la retraite. Cela lui a permis de s’en sortir avec une généreuse pension de 155 000 $ par an.

Cette affaire avait provoqué un si grand malaise au sein de la magistrature que des pressions ont été faites sur le gouvernement fédéral, afin de simplifier et accélérer les procédures disciplinaires à l’encontre des juges. 

Comportements désobligeants   

Juge Gérard Dugré

Capture d'écran, Parole de Droit

L’an passé, le juge de la Cour supérieure du Québec Gérard Dugré s’était retrouvé sous le feu des projecteurs quand le Conseil canadien de la magistrature a annoncé la tenue d’une enquête, à la suite de deux plaintes portées contre lui. 

La première concernait un « délai considérable » avant de rendre un jugement et d’avoir omis de répondre à des courriels de rappels, tandis que la deuxième visait plutôt « de l’humour déplacé » lors d’une audience, où il aurait empêché un avocat de faire valoir des arguments. 

Sauf que le juge a tenté de profiter de travaux pour réformer le processus disciplinaire des juges, visant justement à accélérer le traitement des plaintes. Selon lui, le Conseil devait attendre les conclusions avant d’entendre sa cause. Selon lui, cela aurait permis de mieux connaître les compétences, les pouvoirs et les obligations du Conseil canadien de la magistrature lorsqu’une plainte est déposée contre un juge. 

Sa demande devant le tribunal fédéral a toutefois échoué, si bien qu’il devra finalement faire face au comité déontologique, qui tranchera ensuite sur son sort. 

Poursuivre pour des travaux... payés au noir   

La juge Ellen Paré a certainement manqué de jugement quand elle a fermé les yeux face à son mari qui avait payé au noir un entrepreneur pour des travaux dans le domicile familial. 

Car plutôt que de faire amende honorable et de demander d’inclure les taxes dans la facture, en conformité avec les lois fiscales, elle n’a rien dit.

Et quand elle a réalisé que les travaux, réalisés au coût de 5192 $, avaient été mal effectués, elle a intenté une poursuite aux petites créances. Elle avait même demandé l’avis d’un collègue, en cachant évidemment que les travaux avaient été payés « cash ».

« La juge Paré a fait le choix, constatant que l’entente avait tout d’un scénario de travail au noir, d’ignorer cet aspect en se joignant à son mari dans l’aventure de récupérer une partie des sommes payées par son mari. Il eût été préférable qu’elle s’abstienne, à défaut de tirer au clair la question du paiement des taxes », a soutenu le Conseil de la magistrature en 2014.

Comme les poursuites aux petites créances sont publiques, l’affaire a éclaté au grand jour et à la suite de sa médiatisation, sept personnes ont porté plainte au Conseil. Au terme de l’enquête, la juge Paré a reçu une réprimande.

« Elle a adopté [...] une conduite qui n'était pas sans reproche aux yeux d'une personne raisonnable, impartiale et bien informée », avait conclu le Comité d’enquête. 

Un voyage qui fait froncer des sourcils   

Jacques Fournier

Photo d'archives, Chantal Poirier

Le juge en chef de la Cour supérieure du Québec Jacques Fournier a fait froncer des sourcils cette semaine, quand notre Bureau d’enquête a révélé qu’il avait effectué l’an passé un voyage en Chine, sans prévenir le commissaire fédéral à la magistrature.

Questionné, il avait admis ne pas connaître une politique encadrant les déplacements de magistrats à l’étranger. Après vérifications, il a ensuite expliqué qu’il avait prévenu le commissaire à la magistrature, et que ce dernier lui a assuré que ce voyage ne contrevenait à aucune politique.

Le voyage avait été payé en partie par l’Université de Montréal ainsi que le gouvernement chinois.

Les relations sont tendues entre Ottawa et Pékin en raison de la détention de Meng Wanzhou, haute dirigeante du géant chinois des télécommunications Huawei, dans un dossier d’extradition vers les États-Unis. La Chine avait répliqué avec l’arrestation et la détention arbitraire de deux Canadiens, Michael Spavor et Michael Kovrig.

À notre connaissance, aucune plainte n’a été déposée contre le juge Fournier, très respecté par ses pairs et réputé pour son souci de toujours mettre les justiciables au cœur des préoccupations de la magistrature. 

Agitée après un party   

juge Suzanne Vadboncoeur

Photo d'archives, Chantal Poirier

La juge Suzanne Vadboncoeur a reçu une tape sur les doigts pour avoir envoyé une salve d’insultes à des constables spéciaux en 2015, parce que la porte de garage du palais de justice de Montréal était défectueuse.

« Gros criss de con ! Même pas capable d’ouvrir une porte ! On n’est tout de même pas détenu ici ! Bande d’épais, je vais vous faire une plainte, pas capable d’ouvrir une porte. » 

Ce sont quelques-uns des mots utilisés par la magistrate, titubante, qui voulait rentrer chez elle en voiture. 

Elle a ensuite fait crisser ses pneus en démarrant, une fois la porte réparée.

« Madame semble totalement désorganisée et ne cesse de crier aweille », indiquait un rapport d’incident.

Ce comportement, en présence d’un autre juge, avait incité ce dernier à s’excuser au nom de sa collègue le lendemain. 

Une plainte au Conseil de la magistrature a été déposée, mais la juge a nié toute faute.

« Je reconnais avoir un peu perdu patience quand j’ai réalisé que la porte du garage ne pouvait s’ouvrir malgré l’intervention de trois constables spéciaux. Il était plus de 22 h et moi, comme les autres qui attendaient en ligne à la guérite Est du stationnement, avions hâte de partir », avait-elle indiqué.

Malgré les excuses conditionnelles de la juge lors de son audience disciplinaire, elle a reçu une réprimande pour avoir porté atteinte à la dignité de sa fonction. 

Mythes et stéréotypes   

palais de justice de Montreal

Photo d'archives, Chantal Poirier

Le juge Jean-Paul Braun avait causé un tollé en 2017 quand, lors d’un procès pour agression sexuelle par un chauffeur de taxi, il avait commenté le « surpoids » de la victime en ajoutant qu’elle avait un « joli visage ».

« Ce n’est pas le même consentement pour embrasser quelqu’un et pour lui mettre la main au panier », avait erronément dit le juge, présumant ensuite que « la jeune fille est quand même un peu flattée » puisque « c’est peut-être la première fois qu’un homme s’intéresse à elle ».

Ne lésinant pas sur les stéréotypes de la jeune femme « fleur bleue », il en était arrivé à la conclusion que la victime, mineure, avait été « charmée » par le chauffeur de taxi. Mais même s’il a déclaré coupable l’accusé, le juge Braun n’a pas échappé à la réprimande.

Il a depuis pris sa retraite, tout en tentant de faire infirmer la décision du Conseil de la magistrature. Sa demande, à la Cour supérieure du Québec, a échoué cet automne. 

Sur une balloune   

Se faire attraper pour alcool au volant après avoir donné une formation sur les attentes élevées de la population à l’égard de la magistrature aurait pu valoir au juge Yves Fournier une destitution, s’il n’avait pas démissionné avant.

En 2011, le juge-président de la cour municipale de Laval s’était rendu à Alma afin de présider un comité de sélection. Puis, après avoir reçu des candidats, il est allé au restaurant, où il a bu assez pour présenter un taux d’alcoolémie deux fois au-dessus de la limite permise, ce qui ne l’a pas empêché de prendre le volant. 

Sa conduite erratique a attiré l’attention de policiers, à qui il a menti sur sa consommation d’alcool. 

Coupable au criminel, il a démissionné en s’excusant et en regrettant d’avoir terni l’image de la justice. 

Paresseux et intransigeant   

Le juge Peter Bradley a reçu la sanction ultime de destitution en 2017, pour avoir refusé deux fois plutôt qu’une d’entendre une cause aux petites créances.

La première faute remonte à 2012 quand, au début d’une audience et sans avoir écouté personne, il a annoncé qu’il manquait des éléments de preuve au dossier pour ensuite reporter la cause en prévenant que les délais allaient être longs.

« Une chicane de planchers flottants dans un condo, c’est somme toute assez peu intéressant pour un juriste de haut calibre, avait dit la plaignante. Peut-être que du haut de son salaire de plus de 220 000 $ par an, il ne peut concevoir que des particuliers en viennent aux procédures pour quelques milliers de dollars. »

La seconde affaire touchait une chicane de clôture entre deux voisins. D’emblée, le magistrat avait déclaré que les parties devraient « se parler » et sans même avoir entendu quiconque, il a annoncé que certaines demandes ne seraient pas accordées, tout en se montrant hostile face au plaignant.

« L’image d’autorité du juge est certes importante, mais ne justifie ni le ton cassant ni l’insistance à remettre la cause faute de conciliation. Cette attitude intransigeante déconsidère l’administration de la justice » peut-on lire dans la décision. 

Des plaintes parfois futiles    

Si certains juges se font parfois taper sur les doigts avec raison, d’autres font souvent l’objet de plaintes frivoles de citoyens mécontents. Voici quelques exemples.

Non, le juge ne dormait pas

Dans une plainte datant du printemps 2017, un citoyen lançait des accusations graves : en plus d’être arrivé en retard à une audience des petites créances, le juge « a dormi pendant les trois quarts du temps ».

Si elle s’était avérée, la faute aurait pu être sévèrement punie. Sauf qu’en écoutant les enregistrements, le Conseil de la magistrature a vite compris que ce n’était pas le cas. 

« Il échange constamment avec [les parties], il écoute attentivement [...], il pose des questions pour bien comprendre les explications de chacun, et ce, jusqu’à la fin », a noté le Conseil en rejetant la plainte, en mentionnant que le juge visé aurait pu s’excuser pour son retard.

« Ça va mal finir pour vous »

Un juge peut dire à un justiciable « ça va mal finir pour vous », surtout lorsqu’il a face à lui quelqu’un qui tient un discours similaire aux « citoyens souverains » qui estiment ne pas avoir à respecter les lois.

« Je possède une personnalité juridique [...], je ne souhaite pas prendre connaissance de ma personnalité juridique », a lancé le plaignant à un juge l’an passé.

Alors que l’audience ne devait servir qu’à fixer une prochaine date de cour, le plaignant s’est lancé dans un long monologue. Le tout s’est terminé quand l’homme a dû être escorté hors de la salle par un constable spécial.

Mécontent, l’homme a porté plainte contre le juge, mais, rapidement, le Conseil a déterminé que le plaignant était « le seul responsable de la situation dans laquelle il s’est placé ».

« Fermez-la svp »

Dire à quelqu’un en salle d’audience de se la fermer n’est jamais une bonne idée pour un juge, qui doit en tout temps agir avec sérénité et dignité. Sauf que parfois, la situation le commande, a tranché le Conseil de la magistrature en novembre 2018.

Cette décision concernait un plaignant qui, lors d’une audience, levait le ton et interrompait l’avocat adverse. Sur un « ton ferme, mais calme », le juge lui a alors dit : « Fermez-la s’il vous plaît. » Le reste de l’audience a été houleux, le plaignant s’insurgeant à plusieurs reprises.

Ainsi, même si un juge ne devrait « en aucune circonstance » parler ainsi à une personne en face de lui, dans ce cas et vu la difficulté de contrôler le plaignant, le Conseil a déterminé qu’il n’était pas nécessaire d’aller plus loin, et a rejeté la plainte.

 Une solution serait d’élargir le spectre de mesures qui peuvent être prises contre un juge fautif. Pour le moment, entre la réprimande et la destitution, il n’y a pas d’entre-deux, si bien que deux fautes bien différentes peuvent aboutir au même résultat. Selon le professeur Noreau, le Conseil devrait pouvoir ordonner aux juges de suivre des formations ou imposer une suspension. Quand un magistrat commet une bourde, il faut distinguer la « connerie » de la maladresse, illustre-t-il.

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