Déprogrammer l'obsolescence, un grille-pain à la fois
Le
droit à la réparation est le remède à l’obsolescence programmée des
appareils électroniques et des électroménagers. Mais l'industrie
est-elle prête à revoir son modèle d’affaires?
De
plus en plus de personnes réclament des biens plus faciles à réparer.
Mais ce virage passe par un changement de mentalité de la part de
l’industrie et des consommateurs, toujours tentés par la nouveauté.
En
France, une entreprise fait oeuvre de pionnière dans le domaine, mais
au Canada, nous sommes encore loin du compte, malgré plusieurs
initiatives mises sur pied.
L’équipe de La Facture a vérifié s'il était
possible de faire réparer certains appareils à prix raisonnable avec
l’aide de plusieurs personnes qui ont répondu à notre appel, lancé au
printemps dernier.
Des consommateurs désabusés et coincés
Denise Maurice de Granby a reçu en cadeau un grille-pain T-fal de la compagnie française Seb.
Après seulement un an et demi d’utilisation, il ne grille le pain que d’un côté.
Elle est allée chez un réparateur. Il estime que cela coûtera environ 70 $.
C’est beaucoup trop cher pour Denise Maurice, puisque la valeur du grille-pain est de 80 $. Elle aurait été prête à payer 20 $.
Je me dis que c'est 25 % à peu près du prix initial... [...] Mais au-delà de ça, non!
dit-elle.
Mme Maurice a décidé de reprendre son vieux grille-pain.
Je n’embarque pas dans ce jeu-là de payer quasiment le prix du grille-pain au complet pour le faire réparer ni d'en acheter un autre. C'est un non-sens.
Guy Boisvert de Québec a un problème avec son climatiseur
de marque LG. Il a payé l’appareil 500 $ en 2012. Cinq ans plus tard,
l’évaporateur est défectueux, et pour le faire réparer, il en coûterait
400 $.
LG nous a répondu que le produit a été fabriqué en 2011, et donc que la pièce n’est plus disponible.
Abusif,
totalement abusif! On ne peut pas concevoir non plus qu'un bien que
l'on répare coûte sensiblement le même prix qu'un bien neuf qu'on
achète. C'est totalement illogique
, dénonce Guy Boisvert de Québec
Lui aussi aurait été prêt à payer pour le faire réparer, mais pas à n’importe quel prix.
Je serais prêt à investir là-dedans. Moyennant le fait que j'ai la garantie que ça va durer encore un autre cinq ans. Oui, pourquoi pas.
Bruno Gagnon de Québec, lui, a un iPod qui a arrêté de fonctionner après 13 mois d’utilisation.
« Chez Apple, on ne m’a même pas offert de le réparer. On me donne 50 $ pour que j’en rachète un autre! » déplore Bruno Gagnon.
Il a rejeté l’offre.
J'ai refusé parce que ça me paraît étrange qu'il faille s'en départir sans qu'il y ait possibilité de le réparer. Ça m'horripile vraiment.
Nous avons contacté Apple à ce sujet, et nous n’avons pas eu de réponse au moment de la publication.
L’heure est grave
Selon le rapport d’Équiterre Obsolescence des appareils électroménagers et électroniques : quel rôle pour le consommateur?, lors des deux dernières années, les gens ont acquis en moyenne plus d’appareils électroménagers que d’appareils électroniques.
Ce sont les petits électroménagers qui sont les plus
populaires à 68,4 %, selon les données recueillies auprès de répondants.
Les plus acquis : aspirateur, cafetière/machine à expresso,
grille-pain, micro-onde, et mélangeur.
Selon un rapport de l’ONU, les petits électroménagers et
les appareils électroniques génèrent plus de 44 millions de tonnes de
déchets par année sur la planète.
C’est l’équivalent de 4500 tours Eiffel. Et seulement 20 % de ces appareils seraient correctement recyclés.
Or, à défaut d’être recyclés, une grande partie de ces appareils pourraient être réparés.
Les dernières données disponibles sur
le taux de récupération et de recyclage des appareils électroniques et
des électroménagers au Québec datent de 2015.
Il a été impossible pour Radio-Canada de les obtenir pour
2019, et ce, même si des écofrais sont exigés pour les appareils
électroniques. Ils servent à la collecte, au transport et au recyclage.
D’autre part, aucun programme semblable n’existe pour les petits électroménagers comme les cafetières.
Nous pouvons penser que la majeure partie de ces appareils finit dans les sites d’enfouissement.
L’entreprise qui est prête aux changements
L’entreprise
française Seb, qui détient notamment les marques T-fal, Moulinex,
Krups, All-Clad et Lagostina, a un modèle d’affaires hors de
l’ordinaire.
Seb s’engage à ce que ses produits soient réparables pendant 10 ans dans toute l’Europe.
Les produits sont en conséquence conçus pour être plus
facilement réparables, démontables et remontables, afin d'être réparés à
moindre coût.
Aussi, Seb promet de conserver en stock toutes les pièces
de la quasi-totalité de ses produits pendant près de 10 ans après
l’achat.
Alain Pautrot, vice-président satisfaction du
consommateur et service après-vente de Seb, explique la philosophie de
l’entreprise qui a pour but de fidéliser les clients.
Et cette fidélité rapporte : c’est qu’au lieu de faire des profits sur la réparation, les profits sont faits autrement.
Il ne faut pas oublier que si un réparateur accepte de ne
gagner quasiment rien en réparant un grille-pain, il est probable qu'il
vendra en même temps des filtres pour la cafetière, un balai pour
l'aspirateur, fait valoir M. Pautrot. Tout ce complément va ramener les
consommateurs à aller chez le réparateur.
Depuis qu'on répare nos grille-pain, à peu près à 85 % des grille-pain en Europe sont réparés. On a énormément amélioré la qualité des grille-pain parce qu'on les connaît.
Une lutte qui prend de l’ampleur
La
France est le premier pays, en 2015, à avoir légiféré contre la
diminution volontaire de la durée de vie des produits électroniques.
L’obsolescence programmée est un délit pénal passible
d’une peine d’emprisonnement de 2 ans et d’une amende qui peut atteindre
300 000 euros.
Des plaintes ont été déposées contre Apple et Epson par
l’Association HOP/ Halte à l’Obsolescence programmée, ce qui a mené à
l’ouverture d’une enquête par le Procureur de la République.
Cette enquête est toujours en cours.
En Italie, en octobre 2018, l’autorité de la concurrence
italienne a infligé une amende de 10 millions d’euros à Apple et de
5 millions d’euros à Samsung pour obsolescence programmée.
Les deux entreprises contestent cette pénalité devant les tribunaux italiens.
En 2016, le gouvernement suédois a réduit sa taxe de 25 %
à 12 % sur la réparation des vêtements, des vélos, des réfrigérateurs
et des machines à laver. Cette mesure vise notamment à inciter les
consommateurs à modifier leur comportement.
Aux États-Unis, des projets de loi ont été déposés dans 20 États américains.
Des projets de loi qui incluent par exemple l’accès au
plan d’appareils électroniques aux consommateurs et aux réparateurs
indépendants.
Québec s'apprête à réglementer
Au Québec, le projet de loi 197 a été déposé le 9 avril dernier après qu’une pétition eut été déposée à l’Assemblée nationale.
C’est une initiative singulière, puisque la pétition a
reçu plus de 45 000 signatures. Il s’agit de la deuxième pétition en
importance dans l’histoire du Parlement.
Piloté entre autres par la députée libérale Lise
Thériault, le projet de loi veut obliger les manufacturiers à offrir des
pièces à prix raisonnables.
La notion de droit à la réparation, c'est comme le droit de mourir dans la dignité, ce sont des droits qui, avec le temps, les gens vont réclamer.
Jade Racine, une des étudiantes en droit de l’Université
de Sherbrooke à l’origine du projet de loi, explique la problématique
actuelle.
C'est
souvent les compagnies qui ont le monopole de la réparation, donc des
grandes compagnies, qui créent des pièces qui ne sont pas accessibles,
qui créent des outils spéciaux pour remplacer les pièces défectueuses,
alors c'est souvent un problème pour les gens, dénonce-t-elle, mais
aussi pour les réparateurs aussi qui doivent trouver d'autres moyens de
faire leur travail.
D’autre part, le gouvernement du Québec a annoncé début
novembre un nouveau programme pour récupérer les gros électroménagers
ainsi que les climatiseurs sur roulettes.
Le nouveau règlement obligera les manufacturiers à
récupérer leurs produits à leur fin de vie utile à compter du 5 décembre
2020.
Il en coûtera 90 millions au gouvernement pour aider l’industrie.
En France, la loi sur l’environnement oblige les distributeurs à récupérer les gros et les petits électroménagers depuis 2014.
Le test du grille-pain
Nous avons vérifié comment pourrait se faire la réparation du grille-pain de Mme Maurice.
L’équipe de La Facture a demandé à l’électromécanicien Martin Barbeau d’y jeter un coup d’oeil. Il collabore au projet Les Affûtés, un espace collaboratif où l’on peut apprendre à réparer ses appareils défectueux.
Enthousiaste, Mme Maurice se rend aux Affûtés. M. Barbeau tente d’ouvrir le grille-pain par le dessous. Il y a beaucoup de vis, et elles sont très difficiles à dévisser.
C’est le grille-pain le plus difficile que j’aie eu à ouvrir. Il bat des records.
Il a tenté alors de l’ouvrir à l’aide d’un outil d’une
forme particulière, les composantes étant de forme hexagonale, ce qui
est inhabituel.
Après une demi-heure de travail, impossible de l’ouvrir
par le dessous. Pourtant, c’est la seule façon d’avoir accès au
mécanisme.
Mme Maurice et M. Barbeau persévèrent, ils se mettent à deux.
C’est un travail délicat, puisqu’il faut être capable de
le remonter par la suite, il ne faut donc pas le casser. Curieusement,
les vis tournent dans le vide. Ils découvrent qu’elles semblent être des
rivets.
Après plusieurs manipulations, ils se rendent compte que
ce sera très difficile de l’ouvrir sans le démolir. Et qu’il sera alors
impossible de le remonter. Verdict : il est irréparable.
Étonnamment, le grille-pain T-fal est une marque du Groupe Seb.
Nous avons demandé des explications à Alain Pautrot de Seb. Il nous a répondu que
les
produits au Canada et aux États-Unis sont des gammes spécifiques pour
lesquelles la politique de réparabilité est arrivée beaucoup plus tard.
Elle commence seulement aujourd'hui à être mise en place, donc on ne
peut pas assurer que des produits qui ont 5 ou 6 ans ont déjà bénéficié
de cette politique
.Constats
Plusieurs mythes courent sur l'obsolescence. Le principal étant l’agissement des entreprises.
On croit à tort qu’elles fabriquent des produits qui ont une durée de vie prédéterminée.
Pour certains produits, c’est vrai, mais il y a des nuances.
L’expert Sylvain Plouffe, professeur à la Faculté de
l'aménagement de l’École de design de l'UdeM, précise que
« L'obsolescence est inévitable. Un produit, un service, ou
techniquement ça ne fonctionne plus à cause de l'usure, ou à cause des
nouvelles technologies, ou parce que c'est carrément usé ».
Il y a aussi chez les usagers ce qu'on appelle l’obsolescence psychologique. Ça ne satisfait pas notre besoin maintenant, on n'est pas à la mode, on n'est pas valorisé, esthétiquement ça convient plus. Et on se débarrasse du produit pour ces raisons-là.
Daniel Spooner, maître d'enseignement au Département de génie mécanique de Polytechnique Montréal, définit l’obsolescence comme
une
perte d'efficacité dans le service rendu. L'offre de service est moins
disponible ou plus disponible du tout par le produit duquel on
s'attendait
.
Les 3 types d’obsolescence identifiés :
• Fonctionnelle et technologique – par défaut fonctionnel, par incompatibilité, par notification
• Économique – réparabilité, rapport qualité/prix, baisse de prix, service après-vente
• Psychologique – esthétique, écologique, tendance
Source : Rapport « Obsolescence des appareils électroménagers et électroniques : quel rôle pour le consommateur? », Équiterre
Réponse de l’industrie
Malgré
les nombreuses initiatives un peu partout dans le monde, les
manufacturiers s’opposent sur le droit à la réparation. Ils invoquent la
propriété intellectuelle et la sécurité.
L'Association des fabricants d'appareils électroménagers
(AHAM) nous a répondu que « les fournisseurs de services autorisés sont
tenus de réparer avec les pièces et l’équipement testés qui répondent
aux exigences de sécurité et de fiabilité spécifiées par les
fabricants ».
Pour ce qui est du projet de loi québécois, l’AHAM nous
répond : « Pas un seul État américain n’a adopté de loi sur le droit à
la réparation. Plusieurs l’ont considéré et, chaque fois, ils ont conclu
que ces propositions sont bien intentionnées, mais qu’elles ne sont pas
dans l'intérêt du consommateur. »
Un reportage de l’animateur et
journaliste François Sanche, de la journaliste à la recherche Melissa
Pelletier et de la réalisatrice Stéphanie Desforges. Le reportage sera
diffusé à l’émission La facture mardi à 19 h 30.