Mais la rupture fondamentale que représente ce nouvel outil est
ailleurs car, non content d’être bien plus rapide et précis que toutes
les autres méthodes employées jusqu’alors, CRISPR-CAS9 possède également
un champ d’application bien plus vaste qui va permettre aux
scientifiques d’intervenir sur le génome de multiples espèces animales
ou végétales, y compris l’espèce humaine…
C’est en 1987 que le scientifique japonais Atsuo Nakata (Université
d’Osaka), découvre d’étranges séquences d’ADN répétitives dans le génome
de bactéries Escherichia coli. Dans certaines parties de ces séquences,
les quatre lettres constitutives de l’ADN – adénine (A), guanine (G),
cytosine (C) et thymine (T) – forment des suites immédiatement suivies
des mêmes suites en sens inverse : elles peuvent donc être lues dans les
deux sens, comme dans les palindromes. En 2002, la communauté
scientifique baptise ce type de séquences du nom de CRISPR (Clustered
Regularly Interspaced Palindromic Repeats).
En 2005, d’autres recherches montrent que les morceaux d’ADN
intercalés entre ces palindromes sont souvent des morceaux d’ADN de
virus capables d’infecter les bactéries (bactériophages) et en 2007, des
chercheurs de l’entreprise agroalimentaire danoise Danisco découvrent
que certaines des bactéries qu’ils utilisent pour fabriquer des yaourts
et des fromages survivent mieux aux infections virales lorsqu’elles
possèdent des séquences CRISPR. Ces travaux montrent que ces bactéries
sont capables de mémoriser dans leurs séquences CRISPR, l’ADN des virus
les ayant préalablement infectés, ce qui leur permet de reconnaître
immédiatement ces virus et de les éliminer quand elles les rencontrent à
nouveau.
La suite est plus connue : un tandem constitué de deux chercheuses
remarquables, l’Américaine Jennifer Doudna de l’Université californienne
Berkeley, et la microbiologiste française Emmanuelle Charpentier qui
travaille alors à l’Université suédoise d’Umeå ont réussi à comprendre
les mécanismes à l’œuvre chez ces bactéries. Elles ont notamment
découvert que les ADN viraux des séquences CRISPR sont dupliqués en plus
petites molécules nommées ARN qui s’arriment à une enzyme nommée Cas9.
Ces chercheuses ont également montré que, lorsqu’un ARN bactérien
rencontre un virus à l’ADN correspondant, il s’apparie à cet ADN, ce qui
permet enfin à l’enzyme CAS9 d’éliminer ce virus en découpant les deux
brins de son ADN.
S’appuyant sur ces découvertes fondamentales, ces scientifiques ont
montré en 2012 que ce couple CRISPR-CAS9 permettait de couper une
séquence spécifique d’ADN afin de la remplacer par une autre. Plus
récemment, des modifications de Cas9 ont rendu possible l’inactivation
ou l’activation de gènes spécifiques (Voir
Science) et ce binôme CRISP-CAS9 a été désigné « découverte de l’année en 2013 par la prestigieuse revue « Sciences ».
Au cours de ces trois dernières années, de multiples recherches à
travers le monde ont montré que l’outil CRISP-CAS9 pouvait modifier des
gènes d’organismes très variés : bactéries, levures, riz, mouches,
nématodes, poissons-zèbres, rongeurs, etc. En outre, cette méthode
initiale a encore été améliorée récemment de manière à ce que l’enzyme
Cas9 ne coupe pas le gène cible, mais stimule son expression, l’inhibe
ou y substitue un autre gène.
En mars 2014, des chercheurs du MIT ont utilisé CRISPR-Cas9 pour
corriger une maladie génétique incurable du foie : la « tyrosinémie »
causée par une mutation génétique sur un gène nécessaire pour dégrader
l’acide aminé nommé tyrosine. Résultat : chez des souris souffrant de
cette pathologie, CRISPR-Cas9 a réussi à remplacer le gène déficient par
sa forme saine dans environ 0,5 % des cellules du foie (hépatocytes).
Au bout d’un mois, ces cellules redevenues saines avaient proliféré :
elles représentaient un tiers de tous les hépatocytes… de quoi permettre
aux souris de survivre sans le traitement de référence !
À l’été 2014, c’est à une autre maladie génétique incurable que
s’attaquent les chercheurs : la « myopathie de Duchenne », une
dégénérescence musculaire due à des mutations sur le gène codant pour la
protéine indispensable au bon fonctionnement des fibres musculaires. À
l’Université du Texas, des chercheurs parviennent à corriger cette
mutation dans des embryons de souris, puis les réimplantent dans des
mères porteuses. Neuf mois après leur naissance, parmi ceux chez
lesquels la correction avait touché au moins 40 % des cellules, les
muscles étaient parfaitement normaux !
Mais la puissance de l’outil commence à susciter des inquiétudes. En
avril 2015, une équipe chinoise de l’Université Sun-Yat-sen de Canton
s’est en effet servie de CRISPR-Cas9 pour tenter de modifier le génome
d’un embryon humain. Certes, il s’agissait pour ces chercheurs de
prévenir le développement d’une maladie génétique, la beta-thalassémie,
en modifiant le génome d’un embryon humain. Reste que cette technique
modifie également celui de ses cellules sexuelles et par conséquent,
toute sa descendance potentielle.
Enfin, l’application au génome humain pourrait s’avérer plus simple
encore que prévu. En effet, une équipe du MIT, dirigée par Feng Zhang a
découvert un nouveau système de CRISPR basé non plus sur l’enzyme Cas9,
mais sur une autre molécule, le Cpf1, beaucoup plus précis et plus
adapté à l’usage sur les mammifères complexes (Voir
Nature).
Mais pour s’en tenir uniquement au couple CRISPR-CAS9, il offre déjà
un immense champ de recherche et d’action thérapeutique qui couvre tous
les domaines de la biologie et de l’agronomie. L’année dernière par
exemple, une équipe américaine du MIT à Boston a réussi, en utilisant un
vecteur viral qui a transporté le gène de l’enzyme CAS9 et son ARN, à
réduire de moitié en une semaine le taux de cholestérol chez des souris.
Il y a quelques mois, une autre équipe américaine de l’Université Johns
Hopkins à Baltimore, a réussi pour sa part à corriger, dans les
cellules souches de sang, la mutation génétique responsable de l’anémie
falciforme.
En agronomie, les perspectives d’utilisation de CRISPR-CAS9 sont tout
aussi impressionnantes. L’année dernière, une équipe chinoise de
l’Académie des sciences de Pékin a ainsi réussi à produire un blé tendre
mutant qui résiste à un champignon parasite. Pour parvenir à ce
résultat les chercheurs ont inactivé un gène de susceptibilité à ce
champignon. Dans ce cas précis, ce résultat été obtenu en couplant
CRISPR avec un autre ciseau moléculaire, TALEN. En fait, cette nouvelle
panoplie d’outils génétiques ouvre des perspectives presque illimitées
de recherche et d’intervention dans l’ensemble des sciences de la vie.
Ces nouveaux outils vont notamment révolutionner à moyen terme
l’agronomie et l’agriculture car ils permettent de réaliser des
modifications génétiques ciblées en ayant uniquement recours à la
séquence d’ADN souhaité et sans être obligé d’insérer des gènes
étrangers. Les nouvelles plantes ainsi obtenues ne pourront plus être
qualifiées de transgéniques puisqu’elles ne seront plus porteuses dans
leur génome d’une séquence d’ADN étrangère à leur espèce. Dans le
domaine animal, ces outils ouvrent la voie à une correction des maladies
génétiques et une modification « à la carte » des cellules, tissus et
organismes.
Mais alors que CRISPR-CAS9 se révèle être un nouvel outil
extraordinaire dans les domaines de la Recherche et de l’intervention
génétique et génomique, plusieurs découvertes fondamentales récentes
sont venues bouleverser la conception que les scientifiques se faisaient
jusqu’à présent de notre génome.
En août dernier, une équipe de généticiens suisses de l’Université de
Genève (UNIGE), de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) et
de l’Université de Lausanne (UNIL) a découvert que les variations
génétiques sont en mesure d’affecter l’état du génome à de nombreux
endroits, apparemment séparés, et de moduler l’activité des gènes un peu
comme le ferait un chef d’orchestre coordonnant les instrumentistes
pour qu’ils jouent en harmonie.
Au cœur de ce mécanisme subtil et global, la chromatine semble jouer
un rôle essentiel. Découverte il y a plus d’un siècle, la chromatine,
dont la structure moléculaire fine n’a été comprise qu’en 1997, est un
ensemble de protéines et d’ADN qui « empactent » le génome dans une
cellule. Comme l’ADN doit être décompacté pour pouvoir s’exprimer, cette
chromatine reconfigure l’ADN de telle sorte qu’il puisse être « lu »
par un groupe de protéines appelé facteurs de transcription, qui
activent ou répriment l’expression des gènes.
La séquence d’ADN varie toutefois d’un individu à l’autre, entraînant
ainsi une variation moléculaire entre les états de la chromatine des
individus. Cela finit par causer des variations dans la manière dont les
humains répondent à l’environnement. Comprendre les processus
génétiques et moléculaires régissant la variabilité de la chromatine est
l’un des défis les plus importants dans le domaine des sciences de la
vie qui permettrait de découvrir comment les variations génétiques
prédisposent les individus à certaines maladies comme le cancer, le
diabète ou les maladies auto-immunes.
Ces travaux de pointe confirment que le génome est bien davantage
qu’un ensemble linéaire d’éléments qui interagissent par paires ; il
s’organise de manière complexe et en réseaux. Dans ce système, lorsqu’un
élément ne remplit pas correctement sa tâche, c’est l’ensemble du
génome qui s’en trouve perturbé. « Nous sommes en train de découvrir des
règles biologiques de base sur le fonctionnement du génome et la
manière dont les séquences régulatrices agissent ensemble pour impacter
l’expression d’un gène, » précise le professeur Alexandre Reymond de
l’Université de Lausanne.
Faisant écho à cette découverte, il y a quelques jours, une équipe
américaine regroupant plusieurs universités et centres de recherche
(Stanford, MIT, Université Rice et Baylor College de Houston), étudiant
la structure tridimensionnelle de la chromatine dans le noyau
cellulaire, a réussi, pour la première fois, à provoquer des
réorganisations de cette structure grâce à la modification d’un très
petit nombre de paires de bases d’ADN. En manipulant ces petites
séquences d’ADN qui guident la structure spatiale du génome, ces
chercheurs ont confirmé le rôle-clé de la chromatine dans le noyau
cellulaire (Voir
PNAS et
phys.org).
Ces scientifiques ont en outre développé un modèle mathématique qui
permet de prévoir l’organisation et l’évolution du déploiement du génome
humain.
Il faut également souligner qu’en septembre dernier, la revue
scientifique Nature a publié une exceptionnelle série d’articles
relatant les résultats du programme Encode : Encyclopedia of DNA
Elements. Cette publication représente une quantité phénoménale
d’informations – l’équivalent de 3 000 DVD – sur le génome humain
considéré comme un ensemble global et cohérent. Lancé depuis 12 ans, ce
programme pharaonique est mis en œuvre grâce à une coopération
scientifique internationale qui regroupe plus de 400 scientifiques sous
la direction des principales universités américaines.
Encode vise clairement à dépasser le programme historique de
séquençage du génome humain qui s’est achevé il y a 15 ans. Jusqu’à la
fin du siècle dernier, la plupart des biologistes pensaient, en effet,
qu’il suffirait d’analyser de manière exhaustive les séquences de l’ADN
pour déchiffrer cette supposée information génétique. Mais force est de
constater que les espoirs de ces scientifiques ont été largement déçus
car la simple connaissance de cette information génétique, certes très
précieuse, ne suffit pas, loin s’en faut, à comprendre la logique
profonde du vivant et à provoquer la révolution thérapeutique que la
médecine attendait pour pouvoir enfin traiter les nombreuses maladies
génétiques.
Avec la publication récente de cette moisson impressionnante de
données génétiques, les scientifiques sont à présent convaincus
qu’étudier l’ADN en tant que tel n’a pas de sens. Dans les organismes
vivants, l’ADN d’une cellule est toujours en interaction avec une
multitude d’autres protéines dans une structure nommée chromatine. Or,
il s’avère que ces interactions jouent un rôle absolument capital car
elles décident si certaines protéines doivent être fabriquées ou pas.
Le programme Encode vise précisément à étudier avec un niveau de
précision extrême ces interactions en nombre phénoménal. Cela suppose
l’identification et le classement, à l’échelle du génome entier, de
toutes les séquences de l’ADN et de toutes les protéines interagissant
ensemble dans une cellule, de manière à activer certains gènes. Avec
Encode, c’est bien une nouvelle vision du vivant qui émerge : la cellule
peut être comparée à une mélodie harmonieuse et spécifique qui, pour
être correctement exécutée, doit mettre en relation au bon endroit et au
bon moment une partition correcte – l’ADN – et une multitude
d’exécutants, dont le rôle est crucial puisqu’il leur revient
d’interpréter et de traduire en musique mélodieuse cette partition
génétique initiale.
Certes, les biologistes savaient déjà que nombreuses séquences d’ADN
sont transcrites en ARN (acide ribonucléique), mais que ce processus est
loin de toujours entraîner la production de protéines par la cellule.
Encode montre que ce phénomène, loin d’être exceptionnel est très
largement répandu dans la cellule, ce qui conforte sérieusement
l’hypothèse selon laquelle les ARN possèdent des fonctions de régulation
très importantes dans le fonctionnement du génome.
Ce changement de perspective théorique est considérable et nous
oblige à rompre définitivement avec la représentation d’un niveau
génétique qui serait « fondamental » et commanderait l’ensemble des
mécanismes biologiques. Il semble au contraire que le vivant obéisse à
un ensemble de mécanismes subtils, intriqués et circulaires dans lequel
sont à l’œuvre d’extraordinaires processus d’action des parties sur le
tout mais aussi du tout sur les parties.
L’ensemble de ces découvertes et avancées récentes ouvre un nouveau
cadre théorique qui n’est pas sans rappeler celui de la physique
quantique. Dans ce cadre conceptuel, processus et phénomènes aléatoires
complètent et enrichissent considérablement des mécanismes
déterministes, à commencer par le fameux « programme génétique ». La
dimension épigénétique portant sur l’ensemble des modifications et
changements provoqués par nos expériences personnelles, notre éducation,
notre environnement social et culturel, devient centrale. L’un des
exemples les plus remarquables de cette dimension épigénétique
fondamentale est le processus de méthylation par lequel l’expression de
notre ADN peut être profondément et définitivement modifiée par des
facteurs environnementaux, une modification de notre mode de vie par
exemple.
Cette nouvelle approche du génome conforte une nouvelle conception de
l’homme dans laquelle l’individu se construit tout au long de sa vie,
dans une myriade d’interactions avec le monde, et n’est jamais achevé,
ni jamais réduit à l’une de ses dimensions constitutives, qu’elle soit
biologique, psychique, sociale ou culturelle. Cette nouvelle vision de
l’homme et du vivant rend caduque et artificielle l’opposition si
longtemps érigée en dogme entre gènes et organisme, corps et esprit,
inné et acquis.
Source.: RTflash, cet article est aussi sur Übergizmo France avec
l’aimable autorisation de René TRÉGOUËT, Sénateur Honoraire et
fondateur du Groupe de Prospective du Sénat de la République Française.