300 milliards d’argent canadien dans les paradis fiscaux!
L’auteur du livre La grande dérive explique comment les riches et les magouilleurs profitent du système.
Le Canada a été prévenu dès 2008 d’activités offshore
illégales alléguées de la banque suisse UBS sur son territoire par le
plus important sonneur d’alarme américain de fraude fiscale. Mais le
fisc canadien est toujours incapable de récupérer des milliards cachés
par de riches Canadiens dans les paradis fiscaux.
« C’est incroyable que le Canada n’ait pas poussé plus loin son
enquête. UBS était plus active au Canada qu’aux États-Unis dans les
années 2000 », a déclaré à notre Bureau d’enquête le célèbre sonneur
d’alarme Brad Birkenfeld.
« Ni Revenu Québec ni Revenu Canada n’ont jamais cherché à me
rencontrer », nous a-t-il confié lors d’une entrevue à Washington, en
marge du lancement de son best-seller,
Lucifer’s Banker, qui raconte son histoire.Brad Birkenfeld est un ancien employé américain de la banque UBS en
Suisse. On le considère comme le plus important sonneur d’alarme de
l’histoire fiscale américaine parce qu’il a permis au fisc de récupérer 5
milliards $ US et de condamner plusieurs riches Américains à des peines
de prison. Le sonneur d’alarme dit avoir averti, dès 2008, Revenu Québec et Revenu
Canada des activités illégales alléguées d’UBS au Canada. Dans un fax
envoyé au fisc en juillet 2008 , il prévient un
haut fonctionnaire de Revenu Canada. Contrairement à plusieurs pays, dont les États-Unis, le Canada n’a
jamais mis à l’amende la banque UBS pour ses activités offshore ni
accusé d’évasion fiscale aucun client canadien d’UBS ayant caché de
l’argent.Près de 10 ans après l’éclatement du scandale UBS aux États-Unis et
ailleurs dans le monde, l’Agence du revenu du Canada dit être encore en
train de faire des vérifications dans ce dossier.Revenu Canada dit avoir pu identifier 500 contribuables canadiens
potentiels chez UBS qui n’auraient pas tout déclaré. Selon Birkenfeld,
UBS avait pourtant beaucoup plus de clients au Canada.À l’époque où ces activités avaient cours, UBS
a été dirigée au Canada
par l’ancien ministre conservateur des Finances du Canada, Michael Wilson. Il est le père de la Taxe sur les produits et services (TPS). Ce
dernier a travaillé chez UBS (Canada) de 2001 à 2006. Il a été nommé
Ambassadeur du Canada aux États-Unis en 2006. Il a ensuite travaillé
pour une filiale de la Banque Royale établie au Luxembourg, un paradis
fiscal, selon Bloomberg. Il est actuellement président du conseil de la
banque Barclays Canada.
Le journaliste d’enquête Jean-François
Cloutier révèle les dessous des paradis fiscaux dans son nouveau livre
intitulé La grande dérive.
Les Canadiens ont placé environ 300 milliards dans les
paradis fiscaux au cours des années, soit autant que le budget annuel du
pays. C’est l’un des constats troublants que fait Jean-François
Cloutier, journaliste de notre Bureau d’enquête, dans son livre La grande dérive, sorti en librairie au cours des derniers jours.
Dans votre livre, vous parlez de centaines de milliards
qui sont cachées par les Canadiens dans les paradis fiscaux. Qu’est-ce
que ça représente exactement ?
Il y a des estimations sérieuses et récentes où on parle de 300
milliards $ qui auraient été placés par les Canadiens dans les paradis
fiscaux. Selon un professeur de la London School of Economics, 80 % de
cet argent-là ne serait pas déclaré au fisc. Pour donner une idée de
grandeur, 300 milliards $, c’est à peu près l’équivalent du budget
canadien. Ce sont des sommes astronomiques. Si on taxait cette somme,
comme ça s’est fait dans d’autres pays, ça permettrait d’aller chercher
l’équivalent de 15 % du PIB (produit intérieur brut) canadien.
Il y a un exemple particulièrement frappant que vous
citez soit celui des îles Vierges britanniques qui comptent à elles
seules 450 000 compagnies. Comment est-ce possible pour d’aussi petites
îles ?
Ce qu’on découvre quand on s’intéresse au offshore, c’est que chaque petite île a sa spécialité. Dans le cas des îles Vierges britanniques, c’est l’incorporation de compagnies offshore.
Ce qui fait que l’oncompte 450 000 entreprises pour une population qui
est bien inférieure. Il y a énormément de compagnies qui ne sont pas du
tout opérantes. Ce ne sont pas de vraies compagnies, ce sont des écrans
simplement, c’est du papier.
Est-ce qu’il y a des vedettes et des gens connus qui ont recours ou qui ont déjà utilisé les paradis fiscaux ?
Tout à fait, des vedettes du monde du sport, des arts, du monde
des affaires ont fait affaire dans les paradis fiscaux. Dernièrement,
certains footballeurs vedettes en Europe comme Cristiano Ronaldo ou
Lionel Messi se sont retrouvés dans le trouble avec les paradis fiscaux.
Il y a un cas qui est bien connu, soit celui des Rolling Stones, qui ne
paient à peu près rien en impôts grâce à un montage (financier) qui
implique les Pays-Bas.
Il y a des gens qui ont fait de la prison pour de
l’évasion fiscale dans d’autres pays, mais ce n’est pas le cas au
Canada. Pourquoi ?
C’est assez frappant quand on regarde ça, de voir les efforts qui
ont été faits par les autorités fiscales d’autres pays comme la France
et les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne qui ont été très
agressifs. Quand on regarde au Canada, le bilan est à peu près vierge.
J’ai demandé à Revenu Canada qu’on me donne des noms de gens qui sont
allés en prison pour avoir caché de l’argent offshore et on ne
m’a donné aucun cas. C’est très troublant, ça montre qu’il y a une sorte
d’immunité pour les Canadiens qui cachent de l’argent à l’étranger.
Paradoxalement, vous qualifiez aussi le Canada de paradis fiscal. Que voulez-vous dire ?
Il y a un rapport du Sénat américain qui place le Canada comme un
pays présentant des caractéristiques de paradis fiscal. Ce qui est
assez remarquable, c’est que dans les dernières années, il y a eu
plusieurs mesures visant à attirer des entreprises et on se rend compte
qu’on finit par ressembler à un paradis fiscal. De plus, quand on crée
une compagnie au Canada, on n’a pas besoin de mettre qui est le
véritable bénéficiaire ultime de la compagnie. On peut dire que la
compagnie appartient à deux actionnaires qui sont eux-mêmes des
sociétés-écrans. C’est parfois difficile de remonter la piste des
véritables propriétaires d’une compagnie canadienne. C’est de plus en
plus utilisé par les fraudeurs à l’international. On appelle ça du snow washing. Dans le fond, les fraudeurs utilisent le nom du Canada pour avoir une bonne réputation.
Pourquoi est-ce important de s’intéresser aux paradis fiscaux comme contribuables ?
C’est important parce que ça entraîne une perte d’argent réelle
pour le Trésor public de plusieurs façons. De façon directe, parce qu’il
y a des sommes d’argent qui ne sont pas déclarées. De façon indirecte,
car ça crée une espèce de pression sur les gouvernements pour ne pas
trop taxer les plus riches et les grandes entreprises parce qu’ils
savent qu’ils peuvent se déplacer très rapidement. Ça entraîne un
problème de taxation, de rentrées fiscales au Canada. Et il n’y a pas de
magie, il faut boucler le budget à un moment donné. Sur qui se tournent
de plus en plus les autorités ? C’est sur les gens qui sont le moins à
risque de se déplacer, de quitter le Canada et le Québec. On parle de la
classe moyenne. Ces gens-là sont relativement captifs. Il faut payer
les hôpitaux, les écoles et c’est vers eux qu’on se tourne.
Le crime organisé, notamment les Hells Angels, est présent dans les paradis fiscaux. Pourquoi ?
C’est essentiellement pour cacher de l’argent qu’ils (les
motards) semblent être allés dans les paradis fiscaux. C’est sûr qu’un
Hells qui aurait de l’argent dans un compte de banque au Québec, il y a
un risque que la police mette la main sur ça. Une des options, c’est de
cacher de l’argent dans les paradis fiscaux, à l’île Maurice ou dans les
Antilles via des compagnies à numéro.
Il est plutôt simple d’ouvrir un compte dans un paradis fiscal. Comment vous y êtes-vous pris ?
On a facilement pu ouvrir un compte sans jamais nous déplacer
dans un paradis fiscal. En quelques clics de souris, on a été capable
d’ouvrir une compagnie au Belize qui avait un compte de banque à
Saint-Vincent-et-les-Grenadines. On a reçu une carte de crédit
Mastercard au nom de cette compagnie qui était essentiellement une
coquille. On a ensuite été capable de retirer de l’argent à Montréal
avec cette carte. Il était très difficile pour les autorités de
découvrir que nous étions derrière cette compagnie-là. On l’a fait avec
quelques milliers de dollars, mais quelqu’un avec des millions aurait
aussi bien pu le faire.
Extraits du livre
« Les entreprises canadiennes, pas plus que les personnes
fortunées, ne se privent d’utiliser massivement les paradis fiscaux,
déformant même les statistiques sur l’investissement étranger, qui
peuvent paraître aberrantes à première vue. Là encore, d’ailleurs,
contrairement à la croyance populaire, il semble que la tendance est
loin de s’estomper, allant plutôt dans le sens d’une utilisation accrue
des paradis fiscaux dans les dernières années. Selon des chiffres de
Statistique Canada, les investissements directs canadiens dans les
paradis fiscaux ont augmenté de 100 milliards $ en 10 ans. De façon
remarquable, cette hausse a eu lieu alors même que les dirigeants des
pays les plus riches ont déclaré publiquement vouloir s’attaquer au
problème de la finance offshore et du non-paiement des impôts
par les gens plus riches. Il ressort du coup, que la Barbade, un
micro-État situé en mer des Caraïbes dont la population est d’à peine
300 000 habitants, est aujourd’hui sur papier le troisième partenaire
financier en importance du Canada. Les États-Unis sont au premier rang
(474,4 milliards $), suivis du Royaume-Uni (97,9 milliards $). La
Barbade enregistrait en 2016 des investissements canadiens colossaux de
l’ordre de 68,3 milliards, tandis que les îles Caïmans recueillaient
47,9 milliards la même année, et les Bermudes recevaient 39,4 milliards
$. »
« Un banquier bahamien nous a raconté qu’il était fréquent à une
certaine époque que des valises remplies de billets verts [certains
encore mouillés à cause d’un passage en mer] soient livrées directement
dans les banques du coin. Les Bahamas ont aussi servi de base de repli
pendant longtemps pour les trafiquants de drogue. D’ailleurs, la Banque
Scotia s’est retrouvée dans l’embarras dans les années 1980 aux
États-Unis lorsqu’elle a dû admettre que ses succursales des Caraïbes
avaient recueilli les dépôts de trafiquants de drogue. »
« Une des tactiques les plus répandues et les plus utilisées par
les riches Canadiens et qui, si elle est bien appliquée, peut faire
économiser une fortune en toute légalité, consiste pour plusieurs riches
contribuables à devenir résident fiscal d’un paradis fiscal, tout en
demeurant citoyen d’un autre pays. On a de cette façon le beurre et
l’argent du beurre. On profite des avantages que procure la citoyenneté
canadienne. Par exemple, on peut voyager avec un passeport canadien
partout dans le monde. On peut arborer une citoyenneté bien connue et
respectée. On peut même voter sous certaines conditions. Mais on n’a pas
à acquitter les charges fiscales qui viennent avec. Cette technique est
souvent utilisée par des vedettes du sport ou des arts, qui jouissent
de revenus importants mais irréguliers. »
« C’est une fiducie
offshore que la femme d’affaires
québécoise Lise Watier a mise sur pied à la Barbade en 1998 quand elle a
voulu préparer un plan “en vue d’une possible future vente des actions
de Lise Watier Cosmétiques”. Le trust, baptisé Omega Trust, a été le
bénéficiaire de l’argent de la vente de la compagnie de Mme Watier à la
firme ontarienne Imperial Corporation en 2007. Omega Trust s’est
retrouvé devant les tribunaux au début des années 2010 parce que le fisc
alléguait que cette fiducie créée à la Barbade, qui était en apparence
sans aucun lien de dépendance avec Mme Watier, était en réalité
uniquement contrôlée par elle et son mari, Serge Rocheleau. »