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QUÉBEC – Après deux jours et demi de délibérations, l'ex-juge Jacques Delisle a été reconnu coupable jeudi d'avoir tué sa femme de manière préméditée, devenant ainsi le premier magistrat à être condamné pour une accusation de meurtre au premier degré, au Canada.
Les huit hommes et quatre femmes ont prononcé ce verdict unanime vers 15 heures, jeudi, après que le juge Claude Gagnon eut demandé à l'accusé de se lever. À l'annonce de cette décision, Jacques Delisle – qui avait été très droit jusqu'ici – a frappé la table de son poing en lançant un «calique!», avant de se prendre la tête à deux mains.
L'ancien juge de la Cour d'appel du Québec est donc automatiquement condamné à une peine d'emprisonnement à perpétuité, avec un minimum de 25 ans à purger avant d'obtenir une libération sous condition.
La nouvelle a provoqué un véritable raz-de-marée émotionnel chez la famille du désormais meurtrier, ses enfants – Jean et Élaine – ne pouvant retenir leurs larmes. Désemparé, le fils de Jacques Delisle a marché vers son père, quelques instants après que la cour eut été suspendue, suppliant les gardiens de le laisser lui faire un dernier «câlin».
«Je veux faire un câlin à mon père! Je veux faire un câlin à mon père! C'est du gros bon sens, ici, dans cte cour-là, esti», a-t-il laissé tomber, en larmes.
Faisant fi des directives des constables, qui lui demandaient de respecter la procédure et de quitter la salle, Jean Delisle a enlevé son veston et détaché sa ceinture, visiblement déboussolé.
«Je peux pas croire qu'en notre société on est rendu la», a-t-il ajouté, avant de lancer son veston dans la salle du tribunal.
Attaque aux journalistes
Calmé par ses proches et l'avocat de son père, Me Jacques Larochelle, Jean Delisle a ensuite injurié un journaliste qui se trouvait dans la salle, sous les yeux de plusieurs témoins. L'homme de 48 ans s'en est ensuite pris aux autres reporters, s'insurgeant du fait que certains d'entre eux ont utilisé Twitter durant le procès pour meurtre de son père.
«Ça n'a pas de bon sens, il y a quelque chose de fucké, ça ne marche pas! Twitter, ça n'a pas de bon sens», a-t-il lancé, juste avant de quitter la cour.
Avec un certain trémolo dans la voix, le juge Claude Gagnon a remercié le jury. «Votre verdict mérite notre respect et nous y donnerons suite», a-t-il mentionné, avant de le dissoudre.
Jacques Delisle a donc pris le chemin des cellules.
Pas à l'abri de la Justice
Au sortir de l'audience le procureur de la Couronne, Me Steve Magnan, s'est évidemment dit satisfait du verdict.
«Il faut respecter le travail qu'a fait le jury, a dit le procureur. Durant six semaines, ils ont écouté la preuve, ils ont délibéré durant deux jours et demi. Je ne suis pas surpris. La preuve était présentée et c'est correct.»
«Personne n'est au-dessus de la loi, a ajouté Me Magnan. Peu importe le titre, peu importe la profession, peu importe ce que la personne fait dans la société, lorsqu'il y a une preuve qu'un crime est commis, lorsqu'une preuve est présentée et qu'un dossier est enquêté, c'est notre devoir de présenter le dossier, peu importe à qui on a affaire ou peu importe qui a commis le crime.»
Quant à l'avocat de Jacques Delisle, Me Jacques Larochelle, il a refusé de répondre aux questions des journalistes. On s'attend cependant à ce qu'il porte le verdict en appel.
Tuée d'une balle à la tête Le 12 novembre 2009, Jacques Delisle appelait le 911 pour expliquer que son épouse s'était suicidée. Mais un technicien en scènes de crimes aura rapidement des doutes en constatant que la main de Marie-Nicole Rainville portait des traces de noir de fumée et de poudre, ce qui ne collait pas avec l'hypothèse du suicide, dans les circonstances.
Une longue enquête policière s'est donc déclenchée et on connaît la suite : le juge à la retraite a été accusé du meurtre prémédité de son épouse et, ce matin, les 12 jurés - huit hommes et quatre femmes - se sont rangés aux arguments de la poursuite.
Dans sa plaidoirie finale, Me Steve Magnan avait fait valoir que le magistrat, qui a officié à la Cour d'appel du Québec de 1992 à 2009 avant son retrait de la vie active, avait prémédité son crime en maquillant le meurtre de sa femme de 71 ans en suicide.
Le procureur de la Couronne a soutenu que l'ex-juge Delisle avait deux motifs pour tuer son épouse qui nécessitait des soins constants depuis son retour à la maison quelques semaines avant sa mort. Mme Rainville était paralysée du côté droit depuis qu'elle avait été frappée par un AVC en 2007. Puis en juillet 2009, une fracture de la hanche l'avait encore diminuée physiquement.
D'abord selon Me Magnan, Jacques Delisle voulait refaire sa vie avec sa maîtresse de longue date qui a été sa secrétaire durant plus de 25 ans. Cette dernière devait d'ailleurs emménager avec son ancien patron, mais le 15 juin 2010, deux jours après avoir annoncé à son mari qu'elle le quittait pour faire vie commune avec son amant, Jacques Delisle était arrêté par la police.
Ensuite, toujours selon la thèse de la poursuite, un autre mobile, financier celui-là, aurait motivé l'ex-magistrat à éliminer sa femme, puisqu'en la quittant, le septuagénaire aurait eu à subir un divorce coûteux qui l'aurait privé de 1,4 million $.
Ramassis d'histoires
Me Magnan a appelé 22 témoins à la barre - experts en balistique, projection de sang, pathologiste, ergothérapeute, notaire, policiers - durant la vingtaine de jours du procès, qui a commencé le 7 mai, afin de démontrer que Marie-Nicole Rainville avait été victime d'un homicide, qu'elle était triste de son état, elle qui avait toujours été une femme active, mais qu'elle n'était pas suicidaire.
Le procureur de la Couronne s'est attaqué à la crédibilité du seul expert en balistique de la défense. Selon lui, la trace de poudre «suspecte» dans la main gauche de la victime prouve que cette dernière a tenté de se protéger lorsque son mari aurait tiré.
Et contrairement à ce qu'a dit le spécialiste français, si la femme avait tenu l'arme avec sa seule main valide des traces de poudre provenant du canon de pistolet ne s'y seraient pas retrouvées de cette façon, a avancé l'avocat.
En clôture de sa plaidoirie, Me Steve Magnan a demandé au jury de se servir de leur «gros bon sens». Il a souligné que la preuve de la défense n'était «qu'un ramassis de cinq bouts d'histoires» raconté par des membres de la famille et des proches afin de corroborer la thèse du suicide de Marie-Nicole Rainville.
Il a ajouté que Jean, l'un des deux enfants de Jacques Delisle, et sa petite-fille avaient livré à la barre des témoignages très similaires comme s'ils en avaient discuté, que c'en était presque du «copier-coller».
L'avocat de la poursuite a finalement demandé aux jurés de prendre en compte les faits pour rendre un verdict de culpabilité.
«Très suicidaire»
De son côté, l'avocat de l'accusé de 77 ans, Jacques Larochelle, a notamment appuyé son argumentaire sur l'état physique, mais surtout psychologique de l'épouse de l'accusé qui d'après ses prétentions était dépressive et «très suicidaire» depuis son AVC. Voilà ce qui explique son passage à l'acte le matin du 12 novembre dans le condo du couple à Sillery.
À la suite d'une querelle et pendant que son mari s'était absenté pour faire des courses, Marie-Nicole Rainville se serait donné la mort en se tirant une balle à la tempe gauche avec un pistolet de calibre .22. L'ex-juge conservait l'arme chargée chez lui sur une petite table. «J'arrive à la maison. Ma conjointe s'est enlevé la vie», avait dit Jacques Delisle, lors de son appel au 911. L'ex-juge n'a pas témoigné pour sa défense, au procès.
Le réputé plaideur de Québec a fait appel à un expert en balistique qui a expliqué que la tache de poudre noire dans la paume gauche de la victime, qui a rapidement éveillé les soupçons des enquêteurs, s'y trouvait parce que Mme Rainville avait tenu le pistolet à l'envers par le canon, qu'elle s'était bien donné la mort tout comme l'a aussi démontré la trajectoire de la balle, contrairement aux dires de la poursuite.
Sept témoins ont été appelés à la barre durant le procès de Jacques Delisle dont son fils Jean, sa petite-fille et des amis du couple, qui ont pour leur part témoigné de l'état dépressif de la victime tout en ayant de bons mots pour l'accusé.
Jacques Larochelle a réfuté dans sa plaidoirie finale la thèse du meurtre prémédité avancée par la Couronne et le «drôle de plan» que l'accusé aurait manigancé pour déguiser son acte en suicide tout en rappelant la «faiblesse» de la preuve de la poursuite.
L'avocat a invoqué le «doute raisonnable» et demandé au jury de rendre le «seul verdict qui s'impose» soit d'acquitter Jacques Delisle.
Le juge Claude C. Gagnon de la Cour supérieure du Québec avait ouvert trois possibilités de verdicts: meurtre prémédité, meurtre non prémédité et acquittement.
Le procès de Jacques Delisle est une première dans les annales judiciaires au Canada. Jamais un juge n'avait été accusé de meurtre.
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