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vendredi 4 août 2023

Ce que dit l'Evangile de Judas; Les secrets confiés au disciple

 

Ce que dit l'Evangile de Judas;Les secrets confiés au disciple



par Jean-Daniel DUBOIS, Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études (Paris), section des Sciences religieuses.



Des les premières lignes, le texte de l'évangile apocryphe renvoie à Judas l'iscariote (33,3), et donc à celui-là même que les textes canoniques qualifient de traître. Le codex se termine d'ailleurs lui aussi par l'évocation du salaire que les grands prêtres de Jérusalem remirent à Judas en échange de sa trahison : 


Le disciple "reçut de l'argent et leur livra [Jésus]'. Pourtant, l'image que l'Evangile de Judas donne du disciple se trouve en contradiction totale avec celle véhiculée par la tradition chrétienne, puisqu'il y est présente comme le disciple favori de Jésus. 

Quelle révélation secrète est donc contenue dans le texte apocryphe ? 

ÉVANGILE OU DISCOURS CACHÉ ?


Le titre de l'oeuvre comporte le terme d'évangile; rappelle ainsi le début de l'Évangile de Marc (1,1) et le sens originel de ce mot qui désione Une "bonne nouvelle" ; mais il n'est pas certain qu'il fasse partie de la rédaction originale, car les premiers mots de l'ouvrage (33,1) utilisent le terme de "discours caché" ou "apocryphe" pour caractériser le genre littéraire du traité. Ce titre a pu être ajouté par la suite, au cours de la transmission du manuscrit. En copte, il correspond au grec Évangile de judas - avec judas placé en complément du nom - ainsi qu'il apparaît aussi dans la traduction latine de l'ouvre d'Irénée, Contre les hérésies (1,31,1), quand il est fait allusion à un Évangile de Judas.


Cependant, il ne s'agit pas de la formule classique employée dans les évangiles canoniques

-_ "Évangile selon Matthieu", ou "selon Marc", Luc, ou jean -; ce titre ne vise donc pas à présenter judas comme l'auteur présumé de l'œuvre : il donne plutôt une indication de son contenu.

Cet ouvrage consiste en fait en une série de dialogues entre Jésus et Judas (33,2), l'ensemble étant une révélation sur des secrets merveilleux accordés à la personne de Judas, le seul disciple capable de les comprendre.


JUDAS PLACÉ SUR UN PIÉDESTAL

La figure de Judas occupe ici une place inhabituelle. Même s'il est présenté comme celui qui livra Jésus - et qui fut, selon le scénario des Actes des Apôtres (1,15-26), remplacé après son suicide par Matthias, afin que les Douze soient à nouveau Douze -, Judas est placé sur un piédestal par rapport à ses condisciples. Ces derniers sont frappés d'incompréhension face aux paroles de Jésus (34,23) : "Ils commencèrent à s'irriter, et à se mettre en colère et même à blasphémer contre Judas en leur cœur" (34,19-22). À l'inverse, Judas est le seul à percevoir les réalités du Rovaume et à recevoir une révélation particulière de lésus:

"Sépare-toi des autres et je te dirai les mystères du royaume. Il te sera possible d'y parvenir, mais au prix de maintes afflictions (35,23-27)Cette présentation très valorisante de Judas tranche avec le portrait qui est fait de lui dans les évangiles canoniques. Elle correspond pourtant au résumé de l'oeuvre que représente Irénée de Lyon, vers la fin de iiième siècle, dans son Contre les hérésies (1,31,1)il indique en effet que dans cet apocryphe , Judas a été le seul d'entre les disciples à posséder la connaissance de la vérité. 

Dans d'autres textes gnostiques des Il° et III siècles, on constate une mise en valeur similaire de la figure d'autres apôtres : Thomas, celui qui ne crut pas à la résurrection de lésus (Évangile de Thomas 13), ou Pierre, celui qui l'a renié (Apocalypse de Pierre, Nag Hammadi Codex VII,3 et Irénée, Contre les hérésies 1,24,4 à propos des gnostiques basilidiens). L'image que le Codex Tchacos donne de judas se trouve donc à contre-courant de celle que les chrétiens du II° siècle avaient de lui, si on se réfère à la documentation biblique canonique. 


Les enseignements de Jésus aux disciples:

Après le prologues (33,1-6)un bref sommaire de l'activité de Jésus pendant son ministère terrestre (33,6-20)le présente comme un  faiseur de miracles oeuvrant pour le salut de l'humanité. A ce titre, les guérisons et les miracles correspondent au portrait de jÉsus dans les évangiles canoniques,tout comme l'élection du groupe des Douze au début de son ministère terrestre.Curieusement,pourtant , le début de la narration ne rapporte pas de miracle particulier; il décrit seulement l'action de jésus, centrée sur des entretiens avec ses disciples à propos des "mystères au sujet du monde et de ce qui aurait lieu à la fin" (33,16-18). Comme dans la plupart des traités gnostiques, les révélations du Sauveur concernent le monde, sa création et ses fins dernières.


Ici, de nombreuses pages sont consacrées à la cosmologie des mondes supérieurs et à la fin des temps. Remarquons au passage que la traduction des éditeurs' évoque à tort des mystères "au-delà du monde" (33,16) ; il s'agit plutôt des "mystères au sujet du monde". De même, en 33,20, les éditeurs indiquent que Jésus se présente à ses disciples sous les traits d'un enfant; il faut plutôt y voir une apparition voilée de Jésus: ses disciples ne le reconnaissent pas, au contraire de Judas, qui parvient à l'identifier et à lui faire face.


Nota: La cosmologie: (du grec cosmos,'''univers", et logos,"'étude") ; doctrine sur l'organisation des diverses parties du monde.  


LE DÉVELOPPEMENT NARRATIF DE L'ÉVANGILE

Les éditeurs de l'apocryphe proposent de comprendre son développement narratif en une suite de trois séquences. Mais les indices de temps et de lieux permettent un découpage plus raffiné.Le cadre narratif de l'Évangile de judas se situe au milieu des récits canoniques de la Passion; l'ensemble du récit évoque des événements antérieurs à la mise en croix de Jésus. Le prologue précise que l'action se déroule dans la semaine de Pâques (33,3-6).


Jésus rejette le Dieu de l'Ancien Testament

Une première séquence expose la rencontre de lésus et de ses disciples alors que ces derniers sont réunis (33,21 à 36,10). La scène est située en Judée. Les disciples se trouvent rassemblés comme dans le récit biblique de la dernière cène de jésus. Il apparaît au moment de l'action de grâces sur le pain et se manifeste par un sourire, lequel est l'occasion d'un échange verbal, les disciples ne comprenant pas le sens de ce sourire.

Jésus leur explique alors que cette action de grâces sert à louer "leur" Dieu. Les disciples sont surpris : pour eux, Jésus est le fils de leur Dieu, mais l'intéressé leur indique que nulle génération parmi eux ne connaîtra sa véritable nature !

Cette mise à distance des disciples provoque leur irritation et leur colère. C'est alors que Jésus leur révèle que le Dieu qui est en eux n'est pas capable de faire surgir l'homme parfait. Alors que les disciples croient avoir la force de se tenir devant Jésus, seul Judas a le pouvoir de le faire, tout en détournant son visage, avant de confesser l'origine divine de Jésus. 


Puis Jésus exhorte Judas à se séparer des autres afin de recevoir en privé la révélation des mystères du Royaume. Mais la révélation n'a pas lieu immédiatement : Jésus disparaît un moment.


L'opposition entre la "génération sainte" immortelle et les générations humaines

mortelles

Une deuxième séquence met en scène deux nouvelles apparitions de Jésus à ses disciples le lendemain matin et le surlendemain (36,11 à 44,14). La première consiste à nouveau en un échange avec les disciples, curieux de savoir où Jésus était allé la veille, après les avoir quittés.

Jésus leur répond qu'il était allé "visiter une autre genération grande et sainte". À nouveau, le sourire de Jésus précède la révélation de l'identité différente de cette "génération sainte" qui ne saurait être confondue avec les générations humaines du monde d'ici-bas. Et comme précédemment, la révélation de Jésus provoque le trouble et l'agitation parmi les disciples.


La deuxième visite de Jésus, le lendemain, permet aux disciples d'évoquer une vision qu'ils ont eue : celle du Temple de Jérusalem où s'agitaient douze prêtres; mais les sacrifices qui s'y déroulaient n'étaient que péchés et actions illicites.

L'exposé de cette vision ne fait qu'accentuer l'agitation des disciples. Jésus intervient alors pour en révéler le sens véritable (39,5 à 44,14).

Comme les prêtres invoquaient le nom de Jésus dans cette vision du Temple, le lecteur comprend que Jésus interprète la vision des disciples en référence à leur propre situation : les douze prêtres correspondent aux Douze disciples, les bêtes sacrifiées devant l'autel illustrent les foules qui sont fourvoyées par les agissements des disciples prêtres ou les "diacres de l'erreur" (40,22-23). Suivent deux pages assez mal conservées (41-42) ;

Jésus y rappelle l'opposition entre la génération immortelle et les générations humaines d'ici-bas.

Pour conclure cette scène, Judas interroge Jésus sur les fruits de cette génération immortelle. Jésus promet la corruption pour les corps mortels et la vie pour les âmes qui réussiront à remonter vers les royaumes supérieurs.


L'enseignement secret transmis à Judas


Une troisième et dernière scène - la plus importante et la plus lonque de toutes - illustre l'enseignement secret que Judas reçoit de Jésus à propos des réalités sublimes (44,15 à 58,8). Judas commence par évoquer, à son tour, la vision qu'il a eue et que Jésus va interpréter : Judas se voit tout d'abord lapidé et persécuté par les disciples, puis apercoit une maison réservée aux seuls membres de la génération sainte - même la lune, le soleil et les étoiles ne peuvent y régner. Jésus évoque l'égarement des étoiles, au contraire de Judas, qui est appelé à devenir le treizième apôtre, supérieur aux Douze. Lui seul est digne de recevoir un enseignement caché sur le Royaume.Vient alors une série de révélations sur le Royaume, lieu du Grand Esprit invisible, accompagné d'un second principe - l'Autogénéré, lumineux et divin, qui crée quatre luminaires, accompagnés de myriades d'anges, tandis que l'on assiste à l'engendrement successif d'éons de lumière, de la génération de Seth, puis de 72 et de 360 luminaires. L'ensemble de ces éons immortels constitue le cosmos. On découvre alors les éons qui règnent sur le monde infernal, avant d'assister à la naissance de la génération d'Adam et à sa destinée. 


Nota: -L'AUTOGÉNÉRÉ (ou Autoengendré) désigne, dans les textes séthiens, l'enfant de Dieu. Ce mot vient du grec auto-genès, qui signifie "issu de lui-même", "engendré de lui-même". 

Certains textes gnostiques indiquent que le trône divin où est situé le fils de Dieu est entouré de quatre anges particuliers, des êtres lumineux - d'où leur appellation de LUMINAIRES - car ils correspondent à des sortes d'astres célestes.

Les ÉONS (du grec aiôn, "temps", "durée") sont les êtres célestes qui émanent de l'Être suprême, et par lesquels il exerce son action sur le monde.Dans certains textes gnostiques, les générations humaines sont distinguées de la GÉNÉRATION DE SETH, qui désigne les gnostiques eux-mêmes; seuls ces derniers connaissent la vraie nature de lésus.

Le DÉMIURGE (du grec démiourgos, "celui qui produit","qui crée") est le nom donné par les gnostiques au créateur du monde et de l'homme. Ce démiurge, qui est considéré comme un mauvais dieu, est généralement assimilé au Dieu de l'Ancien Testament.

Les ARCHONTES (du grec archôn, -ontos, "chef") désignent la puissance du cosmos. Au singulier, le terme fait référence au Démiurge qui domine le monde inférieur; au pluriel, il fait souvent allusion aux Planètes. 



Ces diverses révélations font l'objet de questions de judas et de réponses de Jésus; elles sont accompagnées d'un sourire de jésus, au début de cette troisième scène (44,19) et à la fin (55,12 et 15). Le temps des générations humaines est compté, mais la connaissance est promise à Adam et à ceux qui sont avec lui. Cette connaissance leur permettra d'échapper à la puissance du démiurge et des archontes qui dominent le monde terrestre.


Judas obéit à Jésus et le livre

Le texte s'achève par un paragraphe sur le rôle prééminent auquel Judas est appelé parmi ceux qui ont été baptisés au nom de Jésus (55,21 à 58,9) avant de conclure sur l'évocation de la trahison de Judas (58,10 à 26). En livrant Jésus, judas accomplit ce que Jésus lui demande, le mystère de la trahison; Judas manifeste ainsi qu'il est un bon disciple de la figure gnostique du Jésus véritable.



REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.

BIBLIOGRAPHIE

KING K.L, What is Gnosticism ?, Harvard University Press, Cambridge, 2003.

MARKSCHIES C., Gnosis, Clark International, Édimbourg-Londres, 2003.

SCOPELLO MADELEINE, Les gnostiques, Cerf-Fides, Paris, 1991.

NOTE

' Voir KASSER R., MEYER M., WURST G., L'Évangile de judas Traduction intégrale et commentaires, Flammarion-National Geographic, Paris, 2006.

JÉSUS "LIVRÉ" : MAIS PAR QUI ?(selon évangile de Judas)

 

JÉSUS "LIVRÉ" : MAIS PAR QUI ?(selon évangile de Judas)


Cette idée de "livrer" le Christ serait-elle une allusion voilée à l'histoire de judas qui trahit Jésus?


 C'est possible, mais pas certain. Le verbe grec paradidômi signifie "remettre", "transmettre" ou "livrer", et il n'a en soi aucune connotation négative ('idée de "trahir" est exprimée en grec par un autre composé du même verbe : prodidômi), même si on le trouve aussi utilisé pour désigner l'acte de livrer quelqu'un avec une connotation de trahison, comme par exemple dans la Guerre des Juifs - un récit de la révolte juive contre Rome de 66-70, écrit par l'historien juif Flavius Josephe - où un personnage "livre" sa patrie à l'ennemi après avoir reçu des promesses (4,523). Mais le verbe peut aussi bien désigner la transmission de la révélation divine (par exemple en Matthieu 11,27 ; Lc 10,22 "tout m'a été transmis par mon Père"). Paul l'utilise dans ce même verset (1 Co 11,23), lorsqu'il introduit la tradition qu'il rapporte, pour dire "J'ai reçu de la part du Seigneur ce que je vous ai aussi transmis". En latin, le verbe correspondant est trado, qui est lui aussi neutre, mais d'où viennent nos mots "trahir", "traître", trahison". 


D'autres; on dit que "le Seigneur l'a livré pour nos péchés" (Is 53,6) et que "son âme a été livrée à la mort" (verset 12) ; le verbe employé dans la traduction grecque dite des Septante - celle qui fut utilisée en premier lieu par les croyants en jésus - est paradidômi. Ce passage fut exploité très tôt pour expliquer la portée salvatrice de la mort de jésus et c'est probablement lui qui inspira des énoncés affirmant que Jésus avait été "livré", en rapport avec sa Passion et sa mort.


Mais cet acte est loin d'être toujours attribué à Judas. Paul parle du "fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi" (Galates 2,20) et affirme que Jésus "fut livré à cause de nos transgressions et fut ressuscité à cause de notre justi-fication" (Romains 4,25) : puisque le contexte affirme clairement que c'est Dieu qui l'a ressuscité, et s'il y a parallélisme entre ces deux passifs, on peut en déduire que c'est aussi Dieu qui l'a livré. 


C'est, du reste, ce que Paul déclare plus loin dans la même lettre : Dieu "n'a pas épargné son propre fils mais l'a livré pour nous tous" (Romains 8,32). Le fait de livrer Jésus représente donc ici un acte d'amour. Ailleurs dans le christianisme des origines, le verbe est utilisé avec une connotation hostile, comme en Matthieu 27,18 où on lit que Pilate "savait [que les grands-prêtres et les anciens] l'avaient livré par jalousie"; ou comme dans la mise en scène d'un discours missionnaire de Pierre dans les Actes des Apôtres 3,13, où Pierre parle aux habitants de Jérusalem de l'exaltation de ce "Jésus que vous avez livré et renié devant Pilate".


LA CONSTRUCTION DE LA FIGURE DU DISCIPLE TRAÎTRE

Des sources contradictoires


Il est bien possible que le souvenir d'un disciple de Jésus ayant joué un rôle dans son arrestation ait fini par être rattaché au fait qu'il ait été livré, en caractérisant de plus en plus cette action comme une trahison. Mais que disent nos sources sur ce disciple ? I est absent de ce que les modernes appellent la "source des paroles de Jésus" et désignent par le sigle Q - document dont la forme la plus ancienne peut remonter aux années 50 et qui a été utilisé par Matthieu et Luc comme autre source à côté de l'Évangile de Marc (ce qui permet de le reconstituer dans une certaine mesure). Cet écrit ne comportait pas de récit sur la Passion, même s'il contenait des allusions à la mort violente de Jésus.


Nota: La version des SEPTANTE (dérivé du latin classique septua-ginta, "soixante-dix") est une traduction grecque de la Torah, qui aurait été réalisée à Alexandrie par 70 ou 72 érudits à partir du Ille siècle avant notre ère ; par extension, elle désigne la version grecque ancienne de l'Ancien Testament chrétien.  



L'évangile probablement le plus ancien, celui de Marc (vraisemblablement écrit autour de 70), mentionne Judas en dernier dans la liste des Douze choisis par Jésus pour les associer à son œuvre qui consiste essentiellement, selon cet évangéliste, à annoncer l'Evangile (C'est-à-dire la Bonne Nouvelle) du Royaume et à expulser les démons (3,14-19).


Le dernier de la liste est "Judas l'Iscariote, qui aussi le livra". Cette précision rattachée au nom trouve son parallèle inversé dans les trois cas où, en racontant le rôle joué par Judas dans l'arrestation de Jésus, Marc précise qu'il était "'un des Douze" (14,10.20.43). Les exégètes admettent qu'au moins la dernière de ces mentions, située dans la scène proprement dite de l'arrestation, appartenait au récit ancien de la Passion, que Marc a repris et retravaillé; en général, il paraît probable que cette désignation ait été largement appliquée à Judas dans la tradition antérieure à Marc, où elle exprimait la forte impression suscitée par le fait que, précisément, l'un des Douze avait livré Jésus.


C'est ce que paraissent confirmer deux autres remarques. L'Évangile de Jean atteste le même énoncé sur Judas : "car celui-ci devait le livrer, l'un des Douze !" (6,71) ; s'il est indépendant des trois autres évangiles canonisés, comme l'admettent la plupart des exégètes, l'énoncé doit remonter à une tradition ancienne. En outre, le fait que des neuf occurrences de l'expression "l'un des Douze" dans les écrits du Nouveau Testament, huit concernent Judas (l'exception étant représentée par Jean 20,24 qui concerne Thomas) va dans le même sens. Nous rejoignons ainsi, semble-t-il, une tradition antérieure à Marc selon laquelle judas, l'un des Douze, avait livré Jésus aux autorités du Temple de Jérusalem, qui à leur tour l'avaient livré à l'autorité romaine. 


Les douze, des disciples rassemblés par le Christ ?

Quant a savoir si cette représentation correspond a des faits, c'est une autre question Des savants modernes, a commencer par Julius Wellhausen a la fin du XiX ième , ont mis en doute l'affirmation que Jésus avait créé le groupe des Douze. Une formule de foi très ancienne (probablement des années 30),citée par Paul en 1 Corinthiens 15,3-5, affirme que Jésus ressuscité "se fit voir à Képhas, puis aux Douze". Ces savants ont fait remarquer que judas n'avait sûrement pas vu le Ressuscité - étant mort peu de temps après l'avoir livré - et que les bénéficiaires de cette manifestation auraient donc dû être onze; c'est pourquoi ils ont émis l'hypothèse que c'est précisément cette manifestation du Ressuscité à un groupe de disciples qui aurait entraîné la naissance du groupe des Douze comme témoins privilégiés de la résurrection. Ensuite, on aurait projeté l'image de ce groupe sur la vie de Jésus, en l'intégrant à cette vie. Il n'est pas possible de discuter ici, dans le détail, de cette reconstitution, qui est cependant fragile; la désignation "les Douze", sans doute fortement symbolique - c'est une allusion aux douze tribus d'Israël, qui caractérise ce groupe comme le noyau de l'Israël appelé par Jésus à entrer dans le Royaume -, devait s'être consolidée à tel point que l'on pouvait l'utiliser pour faire référence au groupe même lorsqu'il n'était pas complet.


Des sources anciennes et indépendantes les unes des autres attribuent à jésus la création des Douze; d'autres, au contraire, admettent que jésus fut effectivement livré par l'un de ses disciples, mais estiment que ce n'est que plus tard qu'on a fait de ce personnage l'un des Douze, constitués en réalité après la mort de Jésus, et finissent par créer des scénarios tordus et peu vraisemblables. Cela dit, on ne comprend pas pourquoi il aurait fallu inventer que celui qui avait livré Jésus était l'un des disciples choisis par ce dernier : c'était un élément gênant pour des croyants en Jésus qui, visiblement, ont dû s'efforcer de lui donner une explication rationnelle en allant rechercher des prophéties aptes à justifier cet étrange choix du Christ. Historiquement, il est donc tout à fait vraisemblable que Jésus ait été livré aux autorités juives (ou romaines ?) par un membre du groupe le plus restreint de ses disciples.


L'origine du surnom ISCARIOTE accolé au nom de judas est sujette à controverses : 

il pourrait signifier, en araméen, l'homme de Kérioth (ville non encore identifiée à ce jour), être un sobriquet signifiant "traître", ou venir du mot sicaire (du latin sicarius, "porteur de dagues"), synonyme de zélote, personne qui combat le pouvoir.


 UN PORTRAIT STERÉOTYPÉ QUI VA S'IMPOSER

Ces quelques exemples nous ont permis de suivre, dans une certaine mesure, la formation du stéréotype de Judas. Nous ne saurons sans doute jamais pour quelles raisons il a collaboré à l'arrestation de jesus, mais la tradition a très rapidement développé cet épisode en deux directions partiellement contradictoires ; l'action de Judas qui a rendu possible la mise à mort correspondait a un projet de Dieu et était nécessaire pour le salut de humanité, mais dans le même temps, l'homme qui l'avait accomplie avait commis la plus horrible des fautes (dans le premier christianisme, il n'a d'ailleurs jamais été question, à notre connaissance, d'appliquer à Judas ce pardon si fondamental dans la prédication de Jesus).

Ce disciple stigmatise comme traître s'est vu attribuer, progressivement, toute sorte de traits négatifs : il devient posséde par le demon, voleur,  avare, incrédule. Pour finir, on s'est évertué à decrire sa mort atroce, à grand renfort de descriptions horrifiantes, mais conformes au sort funeste que connaissent les ennemis de Dieu et les responsables de la souffrance et de la mort des justes. C'est le tableau qui, avec des variations sans fin, allait dominer l'histoire du christianisme.

Pourtant, bien avant que nous nous interrogions à nouveau sur les motivations de Judas, des groupes du ll e siecle, liquides ensuite par l'orthodoxie triomphante en raison de leur caractere gnostique, avaient deja présenté ce personnage comme l'un des champions de la revolte contre le Dieu de la Lol, au chatiment et des miseres de ce monde. L'Evangile de Judas est venu nous stituer l'une de ces rares voix, vite étouffées par le noir portrait du disciple maudit dont nous  avions rapidement observé la mise en place •



REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.

BIBLIOGRAPHIE:

(UZAT PIERRE-EMMANUEL, Judas : de l'évangile à l'Holocauste, yard, Paris, 2006.

ASSEN WILLIAM, Judas : Betrayer or Friend of Jesus ? SCM Press, indres, 1996.

AUCK HANS-JOSEF, Judas : Ein Jünger des Herrn, Herder, Fribourg i.

[etc.], 1987.

ORELLI ENRICO, Papia di Hierapolis : Esposizione degli oracoli del gnore. I frammenti, Paoline, Milan, 2005.

OBINSON JAMES McCOnKEY, The Secrets of Judas. The Story of the lisunderstood Disciple and His Lost Gospel, HarperSanFrancisco, lew York, 2006.

OULLARD CATHERINE (éd.), Judas, Autrement, Paris, 1999.  Xxxxx

L'EVANGILE DE JUDAS; le disciple que Jésus aimait

 

L'EVANGILE DE JUDAS; le disciple que Jésus aimait



Conseiller scientifique

Par: Jean-Daniel DUBOIS, Directeur d'etudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris (section des sciences religieuses).


On le croyait perdu depuis des siecles, et voilà qu'il resurgit au terme d'une épopée rocambolesque qui l'a placé sous les feux de la rampe. L'Évangile de Judas, publié au printemps dernier, a enfin livré ses secrets.


 Ce texte, écrit dans un dialecte copte - le sahidique est sans doute une copie du III ou du IV siècle d'un texte plus ancien, probablement rédigé en Egypte par un groupe gnostique - des chrétiens considérant que le salut n'est accessible qu'aux personnes ayant reçu un enseignement secret d'initié à initié. L'évangile apocryphe

- c'est-à-dire non retenu dans le canon biblique, son authenticite demeurant contestee = etait connu par des sources antiques, puisque l'évêque de Lyon Irénée s'était élevé contre son caractere heretique, au ll siecle.


Il faut dire que le message delivre dans le manuscrit de papyrus vient remettre en question bien des idees. Loin d'etre presente comme le traître qui livra le Christ aux grands prêtres de Jérusalem, Judas y apparaît comme le disciple bien-aimé de Jésus, le seul capable de recevoir l'enseignement surnaturel cher aux gnostiques. Le seul capable, aussi, d'accomplir la volonté de son maître : en trahissant Jésus à sa demande, il rendait possible le rachat de l'humanite, par le biais du sacrifice supreme. Non content de rehabiliter judas, le texte presente en outre le Dieu de l Ancien Testament comme un mauvais Dieu, dont il taut se detourner au profit d'un Dieu transcendant que jesus revendique comme le sien.

Religions & Histoire(Le magasine numéro 11, 2006) fait le point sur cette découverte exceptionnelle et en dévoile le contenu, tout en expliquant comment et pourquoi a été développée l'image du traitre judas.


DATE DE RÉDACTION DES TEXTES DU NOUVEAU TESTAMENT CITÉS DANS LE DOSSIER:


Les Epîtres de Paul (authentiques) : aux lhessaloniciens I

(Th), aux Corinthiens | et II (Co), aux Romains (Rm),

aux Galates (Ga), aux Philippiens (Ph), à Philémon (Phm) :

vers 50-60

Les Épîtres de Paul (authenticité discutée) :

aux Éphésiens (Eph), aux Colossiens (COl), aux Thessaloniciens II (Th) : vers 60-70

Les Epitres de Paul (non authentiques) :

à Timothée l et II (Tm), à Tite (Tt) : vers 75

L'Evangile selon Marc (Mc) : vers 60-65

L'Evangile selon Matthieu (Mt) : dans les années 75-80

L'Evangile selon Luc (Lc) : dans les annees oU Les Actes des Apotres (Ac) : dans les annees sU

L'Évangile selon Jean (n) : dans les années 90-100 


L'Evangile de Judas, de la tombe au musée


"L'épopée rocambolesque du manuscrit damné"



par Stephen EMMEL, Professeur de coptologie, Institut d'Égyptologie et de Coptologie, Universite de Münster, Allemagne.


Traduit de l'anglais par Vincent Basset.




Rares sont les originaux de manuscrits gnostiques du début du christianisme qui subsistent. Toutefois, une bonne partie de cette littérature initialement écrite en grec a été traduite en copte au cours des III° et IVe siècles.


C'est grâce à ces traductions que les textes gnostiques antiques sont arrivés jusqu'à nous, au terme de découvertes fortuites d'anciens livres de papyrus dont le climat sec de l'Égypte a favorisé la conservation. L'Évangile de Judas ne fait pas exception à la règle ; si l'original grec du Il ième siècle est perdu, sa traduction en copte, effectuée sans doute au lll ième ou au IVe siecle, nous est parvenue, apres de multiples tribulations. Retour sur l'épopée rocambolesque de l'évangile damné, racontée par un des professeurs a l'origine de son identification. 


On ne sait quasiment rien sur la découverte accidentelle de ce manuscrit, qui aurait été faite dans une ancienne tombe de Moyenne Égypte à la fin des années 1970. C'est vers la fin de l'année 1982 que la nouvelle de l'existence de ce codex de papyrus en copte (une forme écrite de la langue égyptienne employée à partir du III siècle) commence à circuler dans les milieux scientifiques : son propriétaire en avait envoyé plusieurs photographies au professeur Ludwig Koenen, de l'Université du Michigan, avec les clichés de deux manuscrits grecs. Les trois œuvres étaient censées se trouver à Genève où le propriétaire, un marchand d'antiquités du Caire que Koenen connaissait un peu, espérait les vendre en un seul lot.


DES PHOTOGRAPHIES TRÈS PROMETTEUSES

La qualité des photographies était médiocre et Koenen n'était pas coptologue; aussi décida-ti de montrer les images du manuscrit copte à des collègues américains. Seule une très maigre partie du texte photographié pouvait être déchiffrée, mais l'un des chercheurs consultés par Koenen, le professeur S. Kent Brown, de "Université Brigham Young , fut en mesure de transcrire et de traduire un passage suffisamment long pour permettre d'identifier au moins une partie du texte comme une œuvre connue de la littérature gnostique antique, La première Apocalypse de Jacques, contenue dans le Codex V de Nag Hammadi conservé au Musée copte du Caire.


Le Codex Judas en 2001, avant sa restauration, la sécheresse du climat égyptien a permis au codex de traverser les siècles sans trop d'encombre, la vingtaine d'années qui s'écoula entre le moment de sa découverte, dans les années 1970, et le début de sa restauration en 2001, provoqua une détérioration majeure du manuscrit. Transporté à de multiples reprises entre l'Europe et les États-Unis, afin de le proposer à la vente, le codex partait en lambeaux et cinq années furent nécessaires pour réparer les outrages qu'il avait subis. 


Cette identification, qui fut effectuée à la fin du mois d'avril ou au début du mois de mai 1983, fut suffisante pour persuader Koenen d'accepter l'invitation du propriétaire à venir examiner les trois manuscrits de papyrus à Genève et d'en envisager l'acquisition.



DES BOÎTES À CHAUSSURES,RECÉLANT UN INESTIMABLE TRÉSOR

Aussi, lorsque le 15 mai 1983, je pénétrai dans la chambre d'un hôtel de Genève en compagnie de Koenen, de son collègue de l'Université du Michigan, le professeur David Noel Freedman, du propriétaire égyptien des papyrus (qui ne s'exprimait qu'en arabe et est resté anonyme) et de son associé grec (un certain M. Perdios, qui servait d'interprète), je savais deja que j'allais examiner un manuscrit de papyrus qui était probablement comparable au célèbre trésor des treize codex coptes appelés "manuscrits de Nag Hammadi" (d'après le nom de la ville de Haute Égypte près de laquelle ils avaient été découverts en 1945).

 En ce printemps 1983, j'étais étudiant en doctorat à l'Université de Yale et me trouvais à Rome pour deux mois de recherches. C'est la raison pour laquelle, en tant qu'expert en manuscrits coptes, je pus aisément me joindre à Koenen et Freedman au dernier moment. Mon domaine de compétence portait, plus précisément, sur les "papyrus coptes gnostiques" - sujet devenu prédominant dans ma vie - ; j'avais débuté des études en copte près d'une décennie auparavant, en travaillant au Musée copte du Caire pendant un peu plus de trois ans (1974-1977), dans le cadre d'un projet international visant à reconstituer, restaurer et publier les manuscrits de Nag Hammadi.


Koenen, Freedman et moi-même savions avant même de quitter notre hôtel, ce matin-là, que nous n'aurions pas la permission de faire des photos des papyrus, pas plus que de prendre des notes durant leur examen, aussi m'efforçai-je, durant le trajet en voiture, de me vider l'esprit de toute pensée superflue afin de me préparer à mémoriser autant d'informations que possible sur les manuscrits. Une fois dans la chambre d'hôtel où nous avions été conduits, on nous présenta trois boîtes rectangulaires (des boîtes à chaussures, ou quelque chose de similaire), contenant chacune des feuilles de papyrus emballées dans du papier journal. Nous nous étions déjà entendu tous les trois pour que je me concentre sur ce que nous appelions le "codex copte des apocalypses", tandis que Koenen et Freedman se concentreraient sur les deux manuscrits grecs (l'un d'eux contenant quelques feuillets du livre vétérotestamentaire de l'Exode, l'autre une sorte de manuel de mathé-matiques). Il devint vite évident qu'il y avait en fait deux manuscrits coptes, les feuillets du second étant mélangés dans les deux boîtes contenant les papyrus grecs. Bien que rongés par les fourmis, les fragments de ce second codex étaient assez solides pour que Koenen puisse les trier ; l'examen attentif qu'il en fit nous permit de voir que ce manuscrit était une traduction copte des Lettres de Paul.


(VÉTÉROTESTAMENTAIRE (du latin vetus, "vieux*) : relatif à l'Ancien Testament.)


UN MANUSCRIT D'UNE EXTRÊME FRAGILITÉ 

L'état du "codex copte des apocalypses" était différent. Dans la mesure où le corps du livre avait survécu 

- encore qu'il était déchiré horizontalement en son milieu -, la zone d'écriture était presque complète, ou l'avait probablement été au moment de la découverte du manuscrit, et ses quatre marges subsistaient intactes. Mais le papyrus était en revanche très friable, à tel point que je ne m'autorisai pas à tourner les feuilles ni même à les soulever de plus de quelques centi-mètres, de peur de les voir se désagréger. Pour cette raison, et aussi à cause du peu de temps qu'il nous fut accordé pour examiner les papyrus (une trentaine de minutes), je ne pus que regarder brièvement quelques pages recto (C'est-à-dire les pages à numérotation impaire, rangées face au-dessus dans la pile de feuilles de papyrus).


J'avais devant moi la première partie du livre, de la page 1 jusqu'aux alentours de la page 60. Je fis une estimation de la taille du manuscrit, examinai l'écriture et la mise en page, et lus des passages du texte pour tenter d'identifier son contenu.

Mon examen était cruellement handicapé par l'état du matériau, mais je réussis à repérer le titre de la première œuvre contenue dans le livre, clairement mis en relief par des éléments de décoration à la fin du texte de la page 9 :

 La Lettre de Pierre à Philippe, une œuvre elle aussi déjà connue grâce au Codex VIII de Nag Hammadi.

Je pus lire assez de texte sur les pages recto suivantes pour avoir la conviction qu'il y avait dans le manuscrit, en plus de la Première Apocalypse de Jacques, une troisième œuvre qui, j'en avais la certitude, n'était pas renseignée par les manuscrits de Nag Hammadi, et qui était totalement inconnue - du moins pour moi. J'indiquai plus tard que cette œuvre était "un dialogue entre Jésus et ses disciples (impliquant au moins Judas [c'est-à-dire, supposai-je, judas Thomas])." C'est ce troisième texte du manuscrit qui se révéla être l'Évangile de Judas (Judas Iscariote, et non Judas Thomas), dont le titre de clôture apparaît à la page 58, une page verso - ce qui explique en partie pourquoi je ne l'avais pas vu lors de mon examen du manuscrit. Pour des raisons générales de codicologie, je soupçonnais que la seconde moitié du manuscrit manquait.  


Nota: Thomas est l'un des douze apôtres, parfois aussi appelé Didyme (In 11,16 ; 20,24 ; 21,2), c'est-à-dire "jumeau", raison pour laquelle certains cercles (en particulier en Syrie) l'ont identifié à Jude (Judas), le frère de Jésus (Mc 6,3 ; Mt 13,55). Cela lui valut l'appellation de Didyme Jude Thomas. Un évangile découvert à Nag Hammadi, des Actes et d'autres apocryphes furent placés sous son autorité. On ignore presque tout de la découverte de l'Évangile de Judas. Elle aurait eu lieu dans les années 1970, non loin de la nécropole copte d'El-Minya, sur les rives du Nil.Le codex se trouvait apparemment dans une boîte de pierre, dissimulée dans une tombe.  


Mais l'Évangile de Judas a-t-il été écrit en Egypte?

On ne peut pas l'affirmer avec certitude; on sait par ailleurs qu'Irénée de Lyon, à la fin du le siècle,

avait eu connaissance d'un Evangile de judas, tres vraisemblablement ecrit en grec.



REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.