Le gouvernement s'interroge : comment brider les rémunérations astronomiques des patrons ? Suggestion : peut-être en commençant par analyser leurs causes et leurs justifications.
Les
couacs entre Manuel Valls et Emmanuel Macron sont mis en sourdine : le
Premier ministre et son ministre de l’Economie sont désormais
officiellement d’accord pour combattre, par la loi, les rémunérations
excessives des dirigeants d’entreprises. A écouter Emmanuel Macron, il ne s’agirait pas de plafonner ces rémunérations (par exemple à 100 fois le Smic, comme le suggéraient 40 personnalités dans "Libération" de jeudi) mais de s’assurer que les conseils d’administrations respectent les directives des assemblées générales des entreprises.
En
intervenant contre les rémunérations folles pratiquées dans le secteur
privé, l'Etat est-il dans son rôle ? Quand le marché est défaillant, il
est raisonnable qu'il intervienne. Or c'est le cas : les rémunérations
abracadabrantes paraissent injustifiées sur le plan économique. Les
arguments avancés pour justifier leur explosion sont de divers ordres,
mais aucune n’est vraiment convaincante ou légitime. Passage en revue.1"Les très hautes rémunérations reflètent le travail, le risque, les responsabilités"
C’est l’argument le plus simple pour expliquer les niveaux de vie stratosphériques des grands patrons, mais ce n’est pas le plus sérieux. Les patrons du CAC 40 gagnent 100 fois plus que les patrons des PME mais ne travaillent pas 100 fois plus qu’eux. Ils prennent souvent bien moins de risques personnels que ces derniers (notamment parce qu’ils sont bien entourés pour chacune de leur décision).Reste la question des responsabilités, liée à la taille de leur groupe. Mais s’il fallait payer les gens en fonction de l'importance du groupe, ce sont tous les cadres et tous les salariés-clé qui devraient connaitre de telles rémunérations extrêmes. Or, pour des postes comparables, en dehors des plus hautes fonctions, l’écart des salaires entre les grandes entreprises et PME n’est jamais de 1 à 100…
2"Elles encouragent la productivité du patron"
L’idée : plus vous le paierez, plus le patron se démènera pour l’entreprise. Mais aucune étude n’a jamais fait état d’une corrélation entre la rémunération et les efforts des chefs d’entreprises. Un patron est, le plus souvent, au maximum de ses capacités, de son temps et de sa diligence, qu’il soit rémunéré à 100000 euros par an dans une PME ou à 4 millions d’euros dans un grand groupe. Et il est très peu probable que l’ardeur des patrons serait moindre s’ils gagnaient tous dix fois moins.Rappelons qu’au début du XXe siècle, le banquier J.P. Morgan préconisait un écart salarial au sein des entreprises de 1 à 20 (l’écart est aujourd’hui, pour les entreprises du CAC 40, est plutôt de 1 à 200). Les patrons de l'époque travaillaient pourtant tout aussi dur.
3"Elles récompensent la performance"
Les rémunérations des grands patrons refléteraient les résultats de l’entreprise. Une étude de la banque Keefe, Bruyette et Wood démontre en deux graphiques qu'il n'en est rien : la rémunération des patrons des banques américaine dépend de la taille de la banque et non de sa performance.
1. Rémunération et performance des banques : pas de corrélation
2.Rémunération et taille des banques : une corrélation
Les
performances des entreprises n’ont clairement rien à voir avec la
rémunération des patrons. Ne jamais oublier que Noël Forgeard a quitté
EADS, dont les résultats plongeaient, avec 8,5 millions d’euros
d’indemnités.4"Elles reflètent la rareté des très bons dirigeants"
Un peu comme les footballeurs, les rémunérations seraient très élevées car les très bons patrons seraient très rares. Simple loi de l’offre et de la demande, donc.L’idée qui sous-tend cette explication, c’est que l’argent dépensé pour obtenir le meilleur patron possible n’est jamais gaspillé, tant les décisions patronales ont des effets importants sur la marche de l’entreprise. Un surcroît de compétence, même infime, peut avoir des retombées énormes. Est-ce si sûr ?
Il y a une dizaine d’année, les économistes Xavier Gabaix et Augustin Landier avaient tenté de mesurer l’impact du talent des chefs d’entreprise sur la valeur de celles-ci. Résultat de leurs calculs : si vous mettez à la tête de la première entreprise le patron de la 250e entreprise, cela se traduira par une perte de valeur de 0,014%. Ce qui n’est pas négligeable à l’échelle de groupes valant des dizaines de milliards de dollars.
Mais sur l'idée qu'il y aurait "sur le marché" très peu d'excellents patrons, on peut avoir des doutes, pour trois raisons.
- On n’est pas en présence d’une "pénurie de vocations" pour les postes suprêmes : dans les grandes entreprises, la plupart des cadres supérieurs visent toujours de plus grandes responsabilités.
- Dans la plupart des cas, les grandes entreprises forment elles-mêmes leurs PDG, sans s’intéresser au prétendu "marché des patrons". Les transferts de patrons, d’un grand groupe international à l’autre, sont rares. Quand ils ont lieu, c’est jamais vraiment pour des questions de salaire. Si les grands patrons français étaient si désirables, on se les arracherait, mais ce n’est pas le cas : ce produit-là s'exporte assez peu.
- Enfin, il est très difficile de juger de la plus ou moins grande valeur d'un patron, qui travaille entouré de collaborateurs. La comparaison avec le footballeur, dont les résultats sont, eux, parfaitement mesurables, n'est pas pertinente.
5"Elles permettent de s'assurer que les intérêts des actionnaires seront prioritaires"
Une cinquième explication, rarement mise en avant, est que les principaux actionnaires des grands groupes auraient accepté de fixer des rémunérations très élevées, liées à la performance boursière, afin que le patron "pense" comme eux.Autrefois, le patron se percevait comme un salarié comme les autres, primus inter pares, certes mieux payé, mais au service de l’entreprise et des hommes qui la font tourner.
Dans les années 1990, sous la pression des actionnaires et dans le contexte de la dérégulation financière généralisée, le PDG est devenu comptable de la "création de valeur", c’est-à-dire de l’augmentation du cours boursier de l’entreprise. Pour que cet objectif lui tienne vraiment à cœur, il a été rémunéré sous forme actionnariale (stock-options, par exemple) et ses intérêts sont devenus convergents avec ceux des actionnaires. Mais dans la pratique, personne n'a encore démontré que les patrons les mieux payés étaient ceux qui avaient créé le plus de valeur.
6"Elles ont été nourries par la transparence"
Normalement, sur un marché, la transparence des prix a pour effet de les faire baisser, car l’acheteur peut comparer et opter pour le rapport qualité-prix le plus favorable. Dans le cas du prix du patron, il semble que ce soit l’inverse qui se soit produit.Le cabinet d'analyse Proxinvest a mis en lumière cet effet pervers baptisé "échelle de perroquet". La transparence croissante des rémunérations des dirigeants a poussé ces derniers à se comparer mutuellement, ce qui a conduit à un alignement vers le haut.
Les patrons qui se seraient contentés d’une rémunération raisonnable, c’est-à-dire supérieure à celle des autres salariés, se sont sentis obligés de s’octroyer une rémunération astronomique en phase avec celles de leurs pairs voire avec celles de leurs concurrents étrangers.
7"Elles sont causées par un 'effet cartel'"
Lorsqu'un prix s’envole sur un marché sans lien avec sa valeur, c’est souvent que ce marché ne fonctionne pas bien, car ceux qui proposent ce produit se mettent d’accord entre eux. C’est l’effet "cartel", qui fausse les règles du jeu mais permet de faire fortune.Existe-t-il un "cartel des patrons" ? Ils sont nombreux, certes, mais ce sont les mêmes que l’on retrouve dans les conseils d’administrations des grandes sociétés. Au point que quand l’AG de Renault bloque une augmentation du salaire de Carlos Ghosn, le conseil se sent assez fort pour ne pas se sentir lié par la décision des actionnaires. Des "comités de rémunérations", composés de personnalités indépendantes, ont bien été créés, mais ce sont des clubs composés de gens du même monde... Chacun se tient par la barbichette. Une législation ne serait pas inutile pour casser ces structures de connivence.
8"Elles se sont envolées avec le recul de la fiscalité"
Lorsque la fiscalité sur la tranche marginale de l’impôt sur le revenu est très élevée (exemple : 90%, comme c’était le cas aux Etats-Unis sous Roosevelt), augmenter un patron n’était pas très intéressant pour l’entreprise. Si vous lui donniez 100.000 dollars de plus, l’Etat en prenait 90.000…Selon le gestionnaire de capitaux Jean Gatty, qui a rédigé dans "Commentaires" un article sur la question il y a quelques années, la taxation agissait comme un "frein à main". Une fois levé, la hausse des rémunérations a commencé et elle a vite pris la vitesse.
Si cette huitième explication est pertinente, il existe une parade : le retour à une taxation décente. C'est plus simple et sans doute plus efficace qu'un plafond imposé à toutes les entreprises...
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