« C’est le plus médiocre qui s’en tire » et « c’est la médiocrité qui paie »!Alexandre Zinoviev.
 « L’imitation du travail se contente seulement d’un semblant de 
résultat, plus exactement d’une possibilité de justifier le temps 
dépensé ; la vérification et le jugement des résultats sont faits par 
des personnes qui participent à l’imitation, qui sont liées à elle, qui 
sont intéressées à sa perpétuation. »Zinoviev.
 La médiocratie amène ainsi chacun à subordonner toute délibération à des modèles arbitraires que des autorités promeuvent.Les participants à ce pouvoir affichent un rictus complice. Se croyant 
les plus malins, ils se satisfont d’adages tels que : il faut jouer le 
jeu.C’est aussi tout en clins d’œil que des agents du fisc outillés pour 
contrer des grands fraudeurs économiques vont préférer s’acharner sur la
 serveuse aux pourboires non déclarés, que les policiers mettront fi n à
 des enquêtes sitôt que les filatures mènent aux proches du premier 
ministre!
. L’auteur des brûlots 
 récidive dans ce nouveau pavé contre ce qu’il considère être le nouveau
 poison social. L’omniprésence d’un nouvel ordre invisible, qui 
privilégie la norme, le terne milieu, le consensus à tout prix au 
détriment d’idées lumineuses, dérangeantes.
A lire : un extrait de "La médiocratie" de Alain Deneault
Alain Deneault,
 La Médiocratie, Montréal, Lux éditeur. 20 octobre 2015,  224 pages, 15 €.
Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront 
l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous 
risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur.
 Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine. Ce 
regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il
 faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu 
de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé. Il n’y a eu
 aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du 
Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant, 
l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres 
ont pris le pouvoir.
La principale compétence d’un médiocre ? Reconnaître un autre 
médiocre. Ensemble, ils organiseront des grattages de dos et des renvois
 d’ascenseur pour rendre puissant un clan qui va s’agrandissant, 
puisqu’ils auront tôt fait d’y attirer leurs semblables. L’important 
n’est pas tant d’éviter la bêtise que de la parer des images du pouvoir.
 « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au 
talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être 
bête », remarquait Robert Musil. Se satisfaire de dissimuler ses 
carences par une attitude normale, se réclamer du pragmatisme, mais 
n’être jamais las de perfectionnement, car la médiocratie ne souffre ni 
les incapables ni les incompétents. Il faut pouvoir faire fonctionner le
 logiciel, remplir un formulaire sans rechigner, reprendre naturellement
 à son compte l’expression « hauts standards de qualité en gouvernance 
de sociétés dans le respect des valeurs d’excellence » et dire bonjour 
opportunément aux bonnes personnes. Mais, surtout, sans plus.
« Médiocrité » est en français le substantif désignant ce qui est 
moyen, tout comme « supériorité » et « infériorité » font état de ce qui
 est supérieur et inférieur. Il n’y a pas de « moyenneté ». Mais la 
médiocrité désigne le stade moyen en acte plus que la moyenne. Et la 
médiocratie est conséquemment ce stade moyen hissé au rang d’autorité. 
Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration 
abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état des choses, 
mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner. Se dire 
libre dans un tel régime ne sera qu’une façon d’en manifester l’efficace.
La division et l’industrialisation du travail – manuel comme 
intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir 
médiocre. Le perfectionnement de chaque tâche utile à un tout qui 
échappe à tous a contribué à rendre « experts » des sans-dessein 
pérorant en flux tendus sur des tronçons de vérité, et à réduire à des 
exécutants des travailleurs pour qui l’« activité vitale n’est rien 
sinon que l’unique moyen de subsistance ». Karl Marx l’avait relevé dès 
1849, le capital, en réduisant le travail à une force, puis à une unité 
de mesure abstraite, et enfin à son coût (le salaire correspondant à ce 
qu’il en faut pour que l’ouvrier régénère sa force), a rendu les 
travailleurs insensibles à la chose même du travail. Progressivement, ce
 sont les métiers qui se perdent. On peut confectionner des repas à la 
chaîne sans même être capable de se faire à manger chez soi, énoncer à 
des clients par téléphone des directives auxquelles on ne comprend rien 
soi-même, vendre des livres et journaux qu’on ne lit pour sa part 
jamais... La fierté du travail bien fait disparaît par conséquent. Marx 
précise en 1857, dans son Introduction générale à la critique de 
l’économie politique, que « l’indifférence à l’égard du travail 
particulier correspond à une forme de société dans laquelle les 
individus passent avec facilité d’un travail à un autre, et dans 
laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et par 
conséquent indifférent. Les moyens d’arriver à ses fi ns deviennent, 
dans un tel régime, uniformes. Le travail est alors devenu, non 
seulement en tant que catégorie, mais dans sa réalité même, un moyen de 
produire la richesse en général ». Ce « moyen » que s’est donné le 
capital pour croître, c’est ce travail dévitalisé qui passe également 
aux yeux du travailleur pour un « unique moyen de subsistance ». Patrons
 et travailleurs s’entendent au moins là-dessus : le métier est devenu 
un emploi et lui-même passe unanimement pour « moyen ». Ce n’est là ni 
un jeu de mots ni une simple coïncidence lexicale, le travail devient un
 simple « moyen » le jour où on le calibre sous la forme d’un apport 
strictement « moyen ». La conformité d’un acte à son mode moyen, 
lorsqu’obligée et universelle, confi ne toute une société à la 
trivialité. Le moyen renvoie étymologiquement au milieu, notamment celui
 de la profession comme lieu du compromis, voire de la compromission, où
 nulle œuvre n’advient. Cela se révèle insidieux, car le médiocre ne 
chôme pas, il sait travailler dur. Il en faut des efforts, en effet, 
pour réaliser une émission de télévision à grand déploiement, remplir 
une demande de subvention de recherche auprès d’une instance 
subventionnaire, concevoir des petits pots de yaourt à l’allure 
aérodynamique ou organiser le contenu rituel d’une rencontre 
ministérielle avec une délégation d’homologues. Ne se donne pas les 
moyens qui veut. La perfection technique sera même indispensable pour 
masquer l’inénarrable paresse intellectuelle qui est en jeu dans autant 
de professions de foi conformistes. Et cet engagement exigeant dans un 
travail qui n’est jamais le sien et dans des pensées qui restent 
toujours commandées fait perdre de vue leur peu d’envergure.
En la matière, on n’arrête pas le progrès. Jadis, le médiocre se 
trouvait décrit en situation minoritaire. Pour Jean de la Bruyère, il 
était surtout un être vil qui tirait son épingle du jeu grâce à sa 
connaissance des ragots et des intrigues en vigueur chez les puissants. «
 Celse est d’un rang médiocre, mais des grands le souffrent ; il n’est 
pas savant, il a relation avec des savants ; il a peu de mérite, mais il
 connaît des gens qui en ont beaucoup ; il n’est pas habile, mais il a 
une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le 
porter d’un lieu à un autre. » Devenus dominants, les Celse du monde 
n’auront personne d’autre à imiter qu’eux-mêmes. Le pouvoir, ils le 
conquièrent progressivement et presque à leur insu. À force de 
chapeautage, de passe-droits, de complaisance et de collusion, ils 
coiffent les institutions. Chaque génération aura dénoncé le phénomène 
en tant qu’il s’amplifie, témoins les carnets du poète Louis Bouilhet 
cités par son ami Gustave Flaubert : « Ô médiocratie fétide, poésie 
utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements 
économiques, produits scrofuleux d’une nation épuisée, je vous exècre de
 toutes les puissances de mon âme ! Vous n’êtes pas la gangrène, vous 
êtes l’atrophie ! Vous n’êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques
 fiévreuses, mais l’abcès froid aux bords pâles, qui descend, comme 
d’une source, de quelque carie profonde ! » Mais ce sont encore des 
impostures et infatuations que l’on dénonce, c’est une volonté 
impuissante à faire grand que l’on démasque. Pas encore un système qui 
se satisfait du peu et qui prescrit rigoureusement cette satisfaction. 
Laurence J. Peter et Raymond Hull témoigneront parmi les premiers de ce 
devenir médiocre à l’échelle de tout un système. Leur thèse développée 
dans les années d’après-guerre est d’une netteté implacable : les 
processus systémiques encouragent l’ascension aux postes de pouvoir des 
acteurs moyennement compétents, écartant à leurs marges les « super 
compétents » tout comme les parfaits incompétents. Un exemple frappant :
 dans une institution d’enseignement, on ne voudra pas de la 
professionnelle qui ne sait pas respecter un horaire et qui ignore tout 
de sa matière, mais on n’endurera pas davantage la rebelle qui modifiera
 en profondeur le protocole d’enseignement pour faire passer la classe 
d’étudiants en difficulté au stade des meilleurs de toute l’école. Le 
principal reproche qu’on fera à l’intéressée, signalent les auteurs du 
Principe de Peter, sera certes de déroger aux modalités formelles 
d’enseignement, mais surtout de susciter « une grave anxiété chez 
l’enseignant qui, l’année suivante, hériterait d’élèves ayant déjà fait 
le programme ». On a ainsi créé l’être de « l’analphabète secondaire », 
selon l’expression d’Hans Magnus Enzensberger, celui que les 
institutions d’enseignement et de recherche produisent en masse. Ce 
nouveau sujet, formé sur mesure, se fait fort d’une connaissance utile 
qui n’enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements 
idéologiques. « Il se considère comme informé, sait déchiffrer modes 
d’emploi, pictogrammes et chèques, et le milieu dans lequel il se meut 
le protège, comme une cloison étanche, de tout désaveu de sa conscience 
», résume l’écrivain allemand dans son essai 
Médiocrité et folie.
 Le savant médiocre ne pense jamais par lui-même, il délègue son pouvoir
 de pensée à des instances qui lui dictent ses stratégies aux fi ns 
d’avancement professionnel. L’autocensure est de rigueur pour autant 
qu’il sait la présenter comme une preuve de roublardise.
Depuis, cette tendance à l’exclusion des non-médiocres se voit 
confirmée régulièrement, mais on le fait aujourd’hui en prenant le parti
 de la médiocrité. Des psychologues trouvant toute leur place dans des 
écoles de commerce inversent les rapports de valeur en présentant les 
formes singulières de compétence comme un surcroît de « maîtrise de soi 
». Principale auteure de « The Burden of Responsibility: Interpersonal 
Costs of High Self-Control » (Le fardeau de la responsabilité : les 
coûts interpersonnels d’un excès d’autocontrôle), Christy Zhou Koval de 
la Duke University’s Fuqua School of Business présente les travailleuses
 et travailleurs qui se trou vent exigeants envers eux-mêmes comme des 
sujets quasi responsables du fait qu’on fi nit par abuser d’eux. Il leur
 revient d’apprendre à restreindre leur activité à un cadre étroit. Leur
 propension au travail bien fait et au sens large des responsabilités 
passe désormais pour un problème. Ils dérogent ainsi à leurs objectifs «
 personnels », soit leur carrière telle que la paramètrent leurs 
institutions de tutelle.
La médiocratie désigne donc l’ordre médiocre érigé en modèle. En ce 
sens, le logicien russe Alexandre Zinoviev a décrit les aspects généraux
 du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos 
démocraties libérales. « C’est le plus médiocre qui s’en tire » et « 
c’est la médiocrité qui paie », constate le personnage du barbouilleur 
dans Les hauteurs béantes, le roman satirique qu’il a fait paraître 
clandestinement en 1976. Ses théorèmes : « Je parle de la médiocrité, 
comme d’une moyenne générale. Et il ne s’agit pas du succès dans le 
travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes. 
[...] Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il 
attire fatalement l’attention. S’il est officiellement confirmé dans ce 
rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l’œil ou un modèle 
expérimental-pilote, qui fi nit à son tour par dégénérer en trompe-l’œil
 expérimental moyen. » S’ensuit une imitation du travail qui produit une
 illusion de résultat. La feinte accède au rang de valeur en soi. La 
médiocratie amène ainsi chacun à subordonner toute délibération à des 
modèles arbitraires que des autorités promeuvent. Les symptômes 
aujourd’hui : tel politique expliquant à ses électeurs qu’ils doivent se
 soumettre aux actionnaires de Wall Street ; telle professeure jugeant «
 trop théorique et trop scientifique » le travail d’un étudiant excédant
 les prémisses soulevées dans un « PowerPoint », telle productrice de 
cinéma insistant pour qu’une célébrité brille dans un documentaire dans 
lequel elle n’a rien à faire ou encore tel expert débitant sur 
l’irréfléchie croissance économique afin de se positionner du côté de la
 « rationalité ». Zinoviev voyait déjà en cela, à son heure, un 
psychopouvoir dressant les esprits : « L’imitation du travail se 
contente seulement d’un semblant de résultat, plus exactement d’une 
possibilité de justifier le temps dépensé ; la vérification et le 
jugement des résultats sont faits par des personnes qui participent à 
l’imitation, qui sont liées à elle, qui sont intéressées à sa 
perpétuation. » Les participants à ce pouvoir affichent un rictus 
complice. Se croyant les plus malins, ils se satisfont d’adages tels que
 : il faut jouer le jeu. Ici, le jeu – expression floue s’il en est et 
en cela convenant à la pensée médiocre – en appelle tantôt à se plier de
 manière obséquieuse à des règles établies aux seules fi ns d’un 
positionnement de choix sur l’échiquier social, tantôt à se jouer 
complaisamment de ces règles dans des collusions multiples qui 
pervertissent l’intégrité d’un processus, tout en maintenant sauves les 
apparences. Cette expression naïve étaie la bonne conscience d’acteurs 
frauduleux. C’est sous le signe de ce mot d’ordre tout sourire que des 
sociétés pharmaceutiques s’assurent que l’on guérisse à grands frais des
 cancers de la prostate pourtant voués à ne se développer de manière 
alarmante que le jour où ceux qui en sont atteints auront 130 ans. C’est
 sous couvert de « jouer le jeu » que des médecins font subir des 
interventions dans leur secteur à des patients qui n’en ont nul besoin, 
puisqu’à chaque prestation, n’est-ce pas, tombe la rétribution prévue 
par les conventions. C’est aussi tout en clins d’œil que des agents du 
fisc outillés pour contrer des grands fraudeurs économiques vont 
préférer s’acharner sur la serveuse aux pourboires non déclarés, que les
 policiers mettront fi n à des enquêtes sitôt que les filatures mènent 
aux proches du premier ministre, que les journalistes reprendront les 
termes tendancieux des communiqués de presse que publient les puissants 
afin de demeurer dans les courants aveugles de mouvements historiques 
qu’ils ne conçoivent pas. C’est aussi en soumettant à d’intimidants 
rites initiatiques la recrue du professorat universitaire qu’on fera 
valoir à ses yeux la prédominance des logiques du marché sur les 
principes fondateurs d’institutions publiques qu’il s’agit de détourner.
 Le jeu, c’est transformer les soutiens étatiques à la gestion de 
garderies à domicile en l’objet d’un véritable business qui n’a cure du 
sort des enfants. C’est, dans une entreprise, faire suivre un atelier 
aux nouveaux venus pour leur apprendre ensemble à se tromper 
mutuellement dans le cadre de leurs relations informelles. C’est jouer 
sur les ressorts intimes d’un employé en lui disant : « Votre identité 
est un actif et cet actif nous appartient. » Collectivement, « jouer le 
jeu » comme jouer à la roulette russe, jouer son va-tout, jouer sa vie, 
comme si ça ne comptait pas. C’est badin, c’est drôle, c’est pas pour de
 vrai, on joue, c’est seulement un vaste simulacre qui nous engloutit 
dans son rire pervers. Ce jeu auquel il faudrait jouer passe toujours, 
entre deux clins d’œil, pour un manège que l’on dénonce un peu, mais 
sous l’autorité duquel on se place tout de même. Pourtant, on se garde 
bien d’en expliciter les règles générales, car ces règles mêlées à leur 
conjoncture se confondent inexorablement à des stratégies particulières,
 le plus souvent personnelles, et arbitraires, pour ne pas dire 
abusives. C’est le règne de la duplicité et de la triche érigé en jeu 
tacite dans l’esprit de qui se croit habile, au détriment de ceux que 
celui-ci relègue au rang d’imbéciles. « Jouer le jeu », contrairement à 
ce que l’expression laisse penser (pour mieux s’abuser soi-même), 
consiste à ne se soumettre à rien d’étranger à la loi de l’avidité. Il 
s’agit d’une représentation qui inverse le rapport à l’opportunisme, en 
le faisant passer pour une nécessité sociale étrangère à soi. L’« expert
 », auquel se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, 
s’érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie. Sa 
pensée n’est jamais tout à fait la sienne, mais celle d’un ordre de 
raisonnement qui, bien qu’incarné par lui, est mû par des intérêts 
particuliers. L’expert s’emploie alors à en transfigurer les 
propositions idéologiques et les sophismes en objets de savoir 
apparemment purs – cela caractérise sa fonction. Voilà pourquoi on ne 
peut attendre de lui aucune proposition forte ou originale. Surtout, et 
c’est ce que lui reproche par-dessus tout Edward Saïd dans les Reith 
Lectures de la BBC en 1993, ce sophiste contemporain, rétribué pour 
penser d’une façon certaine, n’est porté par aucune curiosité d’amateur –
 autrement dit, il n’aime pas ce dont il parle, mais agit dans un cadre 
strictement fonctionnaliste. « La menace qui pèse le plus lourd sur 
l’intellectuel de nos jours, en Occident comme sur le reste du monde, ce
 n’est ni l’université, ni le développement des banlieues, ni l’esprit 
affreusement commercial du journalisme et de l’édition, mais plutôt une 
attitude à part entière que j’appellerais le professionnalisme. » La 
professionnalisation se présente socialement à la manière d’un contrat 
tacite entre, d’une part, les différents producteurs de savoirs et de 
discours, et, d’autre part, les détenteurs de capitaux. Les premiers 
fournissent et formatent sans aucun engagement spirituel les données 
pratiques ou théoriques dont les seconds ont besoin pour se légitimer. 
Saïd reconnaît conséquemment chez l’expert les traits distinctifs des 
médiocres : « faire “comme il faut” selon les règles d’un comportement 
correct – sans remous ni scandale, dans le cadre des limites admises, en
 se rendant “vendable” et pardessus tout présentable, apolitique, 
inexposé et “objectif” ». Le médiocre devient dès lors pour le pouvoir 
l’être-moyen, celui par lequel il arrive à transmettre ses ordres et à 
imposer plus fermement son ordre.
Ce fait social mène fatalement la pensée publique à un point de 
conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le
 moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l’objet d’une 
représentation électorale porté par un vaste parti transversal n’ayant à
 offrir au public pour toute distinction qu’un ensemble de fétiches que 
Freud désignait par les termes de « petites différences ». Les symboles 
plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. 
Il faut voir comment, dans les milieux de pouvoir, comme les parlements,
 les palais de justice, les institutions financières, les ministères, 
les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que « 
mesures équilibrées », « juste milieu » ou « compromis » se sont érigées
 en notions fétiches. Tellement, qu’on n’est plus à même de concevoir 
quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour 
qu’on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. 
N’existe socialement d’emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. 
Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c’est
 que l’esprit est structurellement neutralisé par une série de mots 
centristes, dont celui de « gouvernance », le plus insignifiant d’entre 
tous, est l’emblème. Ce régime est en réalité dur et mortifère, mais 
l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule sous les parures de la 
modération, faisant oublier que l’extrémisme a moins à voir avec les 
limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance dont on
 fait preuve à l’endroit de tout ce qui n’est pas soi. N’ont ainsi droit
 de cité que la fadeur, le gris, l’évidence irréfléchie, le normatif et 
la reproduction. Sous les auspices de la médiocratie, les poètes se 
pendent aux confins de leur désarroi appartemental, les scientifiques de
 passion élaborent des réponses à des questionnements que nul 
n’entretient, les industriels de génie construisent des temples 
imaginaires tandis que les grands politiques soliloquent dans des 
sous-sols d’église. C’est l’ordre politique de l’extrême centre. Ses 
politiques ne correspondent pas tant à un endroit spécifique de l’axe 
politique gauche-droite qu’à la suppression de cet axe au profit d’une 
seule approche prétendant au vrai et à la nécessité logique. On 
habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce pouvoir usera pour
 se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient en horreur :
 l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement. Puis on 
évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien 
entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le 
ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.
La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée,
 à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme 
nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous idiotifie. Que nous pensions 
le monde en fonction de variables moyennes est tout à fait 
compréhensible, que des êtres puissent ressembler à tout point de vue à 
ces figures moyennes va de soi, qu’il y ait une injonction sourde 
ordonnant à tous d’incarner à l’identique cette figure moyenne est, par 
contre, une chose que d’aucuns ne sauraient admettre. Le terme « 
médiocratie » a perdu le sens de jadis, où il désignait le pouvoir des 
classes moyennes. Il ne désigne pas tant la domination des médiocres que
 l’état de domination exercé par les modalités médiocres elles-mêmes, 
les inscrivant au rang de monnaie du sens et parfois même de clé de 
survie, au point de soumettre à ses mots creux ceux et celles qui 
aspirent à mieux et osent prétendre à leur souveraineté.
[…]
Perdre l'esprit
La pensée se fait médiocre lorsque ses chercheurs ne se soucient pas 
de rendre spirituellement pertinentes les propositions qu’ils élaborent.
 Un autre penseur allemand du début du xxe siècle, Georg Simmel, 
prédisait un destin tragique aux chercheurs persistant dans cette 
attitude. C’est comme si, dans son embrigadement économique, la pensée 
traduisait dans sa pratique les tares de sa propre institution. Il lui 
faut produire coûte que coûte de la connaissance, peu importe l’écho 
qu’elle a dans le monde. C’est la théorie qui tend elle-même à devenir 
inflationniste. L’essai 
Le concept et la tragédie de la culture témoigne
 d’un impératif de production tel que l’esprit n’arrive plus à suivre, à
 se reconnaître, à se dire. La machine s’emballe et ne produit de valeur
 que pour satisfaire un productivisme d’appareil qui n’a plus rien à 
voir avec l’acte singulier de penser. D’abord parce que surabondent les 
éléments objectifs par lesquels la pensée se médiatise, à savoir les 
livres, les rapports, les œuvres qui elles-mêmes sont composées de 
théories, de concepts, de données factuelles. Il y a tant à considérer 
que l’esprit se découvre encombré dans le chemin qui doit le mener à 
élaborer à son tour une œuvre. Embourbé dans cette marée de productions 
scientifiques, il risque à son tour de ne rien faire de mieux que 
d’ajouter au lot un élément supplémentaire qui viendra à son tour 
accentuer le phénomène. On s’éloigne alors considérablement du processus
 de connaître, à savoir découvrir sa conscience et ce dont son esprit 
est capable dans « le bonheur que toute œuvre, grande ou minime, procure
 à son créateur ». Celui-ci « comporte toujours – outre la libération 
des tensions internes, la démonstration de la force subjective et le 
contentement d’avoir rempli une exigence – vraisemblablement quelque 
satisfaction objective, du simple fait que cette œuvre existe et que 
l’univers des objets précieux à quelque titre est désormais plus riche 
de cette pièce-là ». Le processus d’inspiration hégélienne que Simmel 
traduit n’est plus envisageable. Désormais, la cour est pleine, et 
engorgée la voie vers la réalisation de la pensée. Le productivisme et 
son processus d’accumulation en ont eu raison. La multiplication 
galopante des références obstrue l’esprit dans son travail 
d’assimilation lente et intime. La médiocrité s’installe alors. Tétanisé
 devant la montagne de références qui le précède et face à l’infinie 
petitesse de la question qu’on lui propose de creuser, le chercheur perd
 l’esprit. Il ne semble plus y avoir de sens à accomplir une œuvre 
supplémentaire dans le corpus de la culture en méditant ce que les 
anciens ont réalisé avant soi. Apparaissent plutôt en hordes des 
gratte-papier se satisfaisant de produire à leur tour du savoir en 
série, sans se soucier du sens profond que pourrait représenter leur 
démarche. Un philologue patenté, donné en exemple par Simmel, produira 
ainsi de la connaissance, massivement et sans perspective aucune.
« La technique philologique par exemple s’est développée d’un côté 
jusqu’à atteindre une liberté insurpassable et une perfection 
méthodologique, mais de l’autre, le nombre des objets dont l’étude 
représente un intérêt véritable pour la culture intellectuelle ne 
s’accroît pas à la même cadence, ainsi les efforts de la philologie se 
muent en micrologie, en pédantisme et en travail sur l’inessentiel – 
comme une méthode qui tourne à vide, une norme objective continuant de 
fonctionner sur une voie indépendante qui ne rencontre plus celle de la 
culture comme accomplissement de la vie. Dans beaucoup de domaines 
scientifiques s’engendre ainsi ce que l’on peut appeler le savoir 
superflu [...]. Cette offre immense de forces jouissant également de 
faveurs de l’économie, toutes bien disposées, souvent même douées, pour 
la production intellectuelle, a conduit à l’auto-valorisation de 
n’importe quel travail scientifique dont la valeur, précisément, relève 
souvent d’une simple convention, même d’une conjuration de la caste des 
savants. 
La recherche entre alors dans une phase tragique. Plus les 
institutions produisent, plus il semble impossible d’assimiler cette 
production aux fins d’une contribution sensée, et ainsi de suite. La 
production culturelle quitte alors les gonds subjectifs pour se 
soumettre aux impératifs autonomes de la recherche institutionnalisée.
Alain Deneault