L'épigénétique, c'est d'abord cette idée que tout n'est pas inscrit dans la séquence d'ADN du génome.
"C'est un concept qui dément en partie la "fatalité" des gènes", relève
Michel Morange, professeur de
biologie à l'ENS. Plus précisément,
"l'épigénétique
est l'étude des changements d'activité des gènes - donc des changements
de caractères - qui sont transmis au fil des divisions cellulaires ou
des générations sans faire appel à des mutations de l'ADN", explique
Vincent Colot, spécialiste de l'épigénétique des végétaux à l'Institut de biologie de l'Ecole normale supérieure (ENS-CNRS-Inserm, Paris).
Est-ce la fin de l'ère du "tout-ADN", qui a connu son apogée vers
l'an 2000 avec les grandes manoeuvres du séquençage du génome humain ?
"L'organisme reste construit à partir de ses gènes, même si l'activité de ceux-ci peut être modulée", tempère Michel Morange.
Mais le séquençage des génomes l'a révélé avec éclat : la connaissance seule de la séquence de l'ADN ne suffit pas à
expliquer comment les gènes fonctionnent. C'était pourtant prévisible : si cette connaissance suffisait, comment
expliquer
que malgré leur génome identique, les différents types de cellules d'un
individu développent des caractères aussi différents que ceux d'un
neurone, d'une cellule du foie, des muscles ou de la peau ?
L'épigénétique répond en partie à cette interrogation - mais elle en soulève de nombreuses autres.
"Le cadre classique de l'épigénétique, c'est le développement de l'embryon et la différenciation des cellules de l'organisme", indique Vincent Colot. Mais ses enjeux concernent également la
médecine et la santé publique... et les théories sur l'évolution. Elle jette le soupçon sur l'environnement, qui pourrait
moduler l'activité de certains de nos gènes pour
modifier nos caractères, voire
induire certaines maladies qui pourraient être transmis(es) à la descendance.
La première question, cependant, est celle de la définition de ce
fascinant concept. Un certain flou persiste, même chez les
scientifiques.
"Ces ambiguïtés tiennent au fait que le terme a été
introduit à plusieurs reprises dans l'histoire de la biologie, avec à
chaque fois un sens différent", raconte Michel Morange, qui est aussi historien des
sciences. Précurseur absolu, Aristote invente le terme "épigenèse" - de
épi-, "au-dessus de", et
genèse, "génération" - vers 350 avant notre ère.
"Observant des embryons de poulet, Aristote découvre que les
formes ne préexistent pas dans le germe, mais sont, au contraire,
progressivement façonnées au cours du développement embryonnaire", rapporte
Edith Heard,
qui dirige une équipe (Institut Curie-Inserm-CNRS) sur l'épigénétique
du développement des mammifères. Une vision admirablement prémonitoire,
qui ne se verra confirmée qu'avec l'invention du microscope à la fin du
XVII
e siècle.
Quant au mot "épigénétique", il apparaît en 1942 : on le doit au généticien anglais
Conrad Waddington, qui s'attache à
comprendre
le rôle des gènes dans le développement. Comment s'opère le passage du
génotype (l'ensemble des gènes) au phénotype (l'ensemble des caractères
d'un individu) ? A l'époque, on ignorait que l'ADN est le support de
l'hérédité. Mais les liens entre génotype et phénotype se précisent peu à
peu, à mesure qu'on découvre la structure des gènes et leur mode de
régulation. Une étape décisive est franchie avec les travaux de François
Jacob, Jacques Monod et André Lwoff, Prix Nobel en 1965 : ils montrent
l'importance d'un facteur de l'environnement (la présence d'un sucre, le
lactose) dans le contrôle de l'expression d'un gène et la détermination
d'un caractère (la capacité de la bactérie
E. coli à
utiliser le lactose comme source d'énergie).
Le concept d'épigénétique tombe ensuite en relative déshérence, pour renaître dans les années 1980 avec son sens moderne.
"Un chercheur australien, Robin Holliday, observe dans des cellules en culture des changements de caractères qui sont transmis au fil des divisions cellulaires, relate Vincent Colot.
Mais ces changements semblaient trop fréquents pour pouvoir être causés par des mutations de l'ADN."
Holliday découvre le rôle, dans cette transmission, de certaines
modifications de l'ADN qui n'affectent pas la séquence des
"nucléotides", ces lettres qui écrivent le message des gènes.
Plus largement, on sait aujourd'hui que les gènes peuvent être
"allumés" ou "éteints" par plusieurs types de modifications chimiques
qui ne changent pas la séquence de l'ADN : des méthylations de l'ADN,
mais aussi des changements des histones, ces protéines sur lesquelles
s'enroule l'ADN pour
former
la chromatine. Toutes ces modifications constituent autant de "marques
épigénétiques". Elles jalonnent le génome en des sites précis, modulant
l'activité des gènes localisés sur ces sites.
Quelle est la stabilité de ces marques épigénétiques ? La question
est centrale. Certaines sont très transitoires, comme les marques qui
régulent les gènes liés aux rythmes du jour et de la nuit.
"Au moins
15 % de nos gènes sont régulés d'une façon circadienne : leur activité
oscille sur un rythme de 24 heures. Il s'agit de gènes qui gouvernent
notre métabolisme, assurant par exemple l'utilisation des sucres ou des
acides gras", indique
Paolo Sassone-Corsi, qui travaille au sein d'une unité Inserm délocalisée, dirigée par
Emiliana Borrelli à l'université de Californie (Irvine).
"Pour
réguler tant de gènes d'une façon harmonieuse, il faut une logique
commune. Elle se fonde sur des processus épigénétiques qui impliquent
des modifications des histones."
D'autres marques ont une remarquable pérennité.
"Chez un individu
multicellulaire, elles peuvent être acquises très tôt lors du
développement, sous l'effet d'un signal inducteur, rapporte Vincent Colot.
Elles
sont ensuite transmises au fil des divisions cellulaires jusque chez
l'adulte - bien longtemps après la disparition du signal inducteur."
Les marques les plus stables sont ainsi les garantes de "l'identité"
des cellules, la vie durant. Comme si, sur la partition d'orchestre de
l'ADN du génome - commune à toutes les cellules de l'organisme -, chaque
instrument - chaque type de cellule - ne jouait que la partie lui
correspondant, n'activant que les gènes "tagués" par ces marques.
Un des plus beaux exemples de contrôle épigénétique chez les mammifères est "l'inactivation du chromosome X".
"Ce processus a lieu chez toutes les femelles de mammifères, qui portent deux exemplaires du chromosome X, explique Edith Heard.
L'inactivation d'un des deux exemplaires du X, au cours du développement précoce, permet de compenser le déséquilibre existant avec les mâles, porteurs d'un seul exemplaire du X."
Si l'inactivation du X est déficiente, l'embryon femelle meurt très
précocement. Cette inactivation est déclenchée très tôt dans le
développement de l'embryon,
"dès le stade "4 cellules" chez la
souris et un plus tard pour l'espèce humaine, puis elle est stabilisée
par des processus épigénétiques tout au long de la vie", poursuit Edith Heard. Par ailleurs, son équipe vient de
publier un article dans
Nature
mis en ligne le 11 avril, montrant que les chromosomes s'organisent en
"domaines", à l'intérieur desquels les gènes peuvent être régulés de
façon concertée, et sur lesquels s'ajoutent des marques épigénétiques.
Les enjeux sont aussi médicaux. Certaines "épimutations", ou
variations de l'état épigénétique normal, seraient en cause dans
diverses maladies humaines et dans le vieillissement. Ces épimutations
se produisent par accident, mais aussi sous l'effet de facteurs
environnementaux. Le rôle de ces facteurs est très activement étudié
dans le développement de maladies chroniques comme le diabète de type 2,
l'obésité ou les cancers, dont la prévalence explose à travers le
monde.
Les perspectives sont également thérapeutiques, avec de premières applications qui voient le jour.
"Les
variations épigénétiques sont finalement assez plastiques. Elles
peuvent être effacées par des traitements chimiques, ce qui ouvre
d'immenses perspectives thérapeutiques. Cet espoir s'est déjà concrétisé
par le développement de premières "épidrogues" pour traiter certains cancers", annonce Edith Heard.
Le dernier défi de l'épigénétique, et non des moindres, renvoie aux théories de l'évolution.
"Alors que le génome est très figé, l'épigénome est bien plus dynamique", estime
Jonathan Weitzman, directeur du Centre épigénétique et destin cellulaire (université Paris-Diderot-CNRS).
"L'épigénome pourrait permettre aux individus d'explorer rapidement une adaptation à une modification de l'environnement, sans pour autant graver ce changement adaptatif dans le génome",
postule le chercheur. L'environnement jouerait-il un rôle dans la
genèse de ces variations adaptatives, comme le croyait Lamarck ? Reste à
le démontrer. Epigénétique ou non, le destin est espiègle : le
laboratoire qu'anime Jonathan Weitzman n'a-t-il pas été aléatoirement
implanté... dans le bâtiment Lamarck ?
Sur le Web : www.epigenesys.eu
Ensemble des changements d'activité des gènes qui sont transmis au fil
des divisions cellulaires ou au fil des générations sans faire appel à
des mutations de l'ADN. Cette "mémoire de l'activité des gènes" se fonde
sur des états chromatiniens, ou "marques épigénétiques".
Substance de base des chromosomes constituée de la
molécule d'ADN associée à des protéines nommées "histones", autour
desquelles elle s'enroule.
Modifications chimiques de l'ADN ou des
protéines qui lui sont associées dans la chromatine. Ces modifications
participent au contrôle de l'activité des gènes sans affecter la
séquence des nucléotides, les "lettres" qui écrivent le message des
gènes sur l'ADN. Ces marques jalonnent le génome en des sites précis.
Les espèces
évoluent pas à pas à la suite de "variations" (changements de
caractères) qui se produisent de façon aléatoire, et qui sont transmises
aux descendants. Seules les variations avantageuses ("adaptatives")
sont sélectionnées par l'environnement : c'est la "sélection naturelle".
Ce schéma darwinien fonde la théorie de l'évolution actuelle.
L'environnement
dicterait un changement bénéfique pour l'individu, qui serait transmis à
sa descendance. Cette "hérédité des caractères acquis" gouvernerait
l'évolution des espèces.