Quand la police traque les sources journalistiques
Le 23 septembre dernier, mon
téléphone a sonné en début d'après-midi. Numéro non identifié. Au bout
du fil, un homme s'identifie comme Michel Comeau, enquêteur à la Sûreté
du Québec.
Voici, au meilleur de mon souvenir, et sur la foi de notes prises immédiatement après les faits, ce qui s'est passé après.
«Il faudrait que je vous voie.
- OK... À quel sujet?
- Euh, écoutez, je vais vous en parler en personne. Êtes-vous disponible maintenant?
- Maintenant, non, je suis en déplacement pour La Presse...
- Il faudrait que ce soit le plus tôt possible. On peut aller vous voir, ou vous pouvez venir à la Sûreté du Québec.»
J'étais curieux. Et j'étais inquiet. La police qui m'appelle, ça semble
urgent, on refuse de me dire l'objet de la rencontre: j'ai imaginé
quelques scénarios déplaisants impliquant des proches ou ma personne.
«Bon, OK. À La Presse, à 18h.
- Parfait, a répondu Comeau, soudainement très pressé de raccrocher. Merci, on se voit t...
- Un instant, l'ai-je interrompu. C'est à quel sujet? Est-ce que ça a un rapport avec ma job?
- Hum, écoutez, je vais vous dire ça tantôt.»
À 17h50, texto de Comeau, en débarquant de la voiture: Patrick! Un peu mal à l'aise d'aller te rencontrer à La Presse. Aurais-tu un endroit neutre proche de ton bureau?
«Mal à l'aise» ? Misère...
Starbucks, à côté du journal, ai-je signifié au cachottier policier provincial.
Le sergent Michel Comeau est arrivé avec son partenaire, le lieutenant
Patrick Tremblay. Cheveux en brosse, petit, d'un âge qui doit frôler
celui de la retraite à la SQ. L'autre, un géant, mon âge. Les deux
portaient un costard sorti du même tailleur sans talent qui habille tous
les agents en civil de la SQ.
Comeau et Tremblay, qui travaillent pour la division des Normes
professionnelles de la SQ, étaient très souriants, très amicaux. Ils ont
ouvert la discussion en s'intéressant à mon travail. Dans mon souvenir,
Comeau et Tremblay étaient:
1. Sincèrement impressionnés par mon habileté à jongler avec La Presse, Deux hommes en or et mes commentaires chez Paul Houde, au 98,5 FM: «T'es partout!»
2. Sincèrement admiratifs de mon talent: «C'est bon, c'que tu fais!»
3. Sincèrement fan de l'émission Deux hommes en or: «Je regarde ça avec ma femme, le vendredi!»
4. Sincèrement convaincus que le journalisme est «tellement important!»
Bref, je ne les sentais pas sincères du tout.
On aurait dit deux récents diplômés du cours Comment se faire des amis? de l'institut Dale Carnegie qui testaient leurs nouvelles techniques sur moi...
Je ne savais toujours pas de quoi les deux flics voulaient me parler. Mais je savais qu'il y avait une crosse dans l'air.
J'ai arrêté de parler.
Comeau a fini par dire:
«Tu sais pourquoi on veut te voir, non?
- Non.
- Ben là, t'as quand même une idée?
- Aucune idée, Michel.
- Sérieux?
- Sérieux.»
J'ai pensé que si le sujet du meeting était SI évident, pourquoi diable ne pas m'en avoir parlé au téléphone plus tôt?
«On enquête sur l'affaire Ian Davidson.
- OK.»
Là, j'ai tout compris.
***
Comeau et Tremblay me conviaient à une partie de pêche, dont j'étais le poisson, afin de connaître les sources de La Presse,
quand le journal a raconté les dessous de la traque du policier ripou
Ian Davidson, qui a tenté de vendre la liste des informateurs du Service
de police de la Ville de Montréal (SPVM) à la mafia.
Le 18 janvier 2012, avec Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche,
j'ai signé un texte rempli de détails sur la traque frénétique de
Davidson par ses anciens collègues du SPVM, à l'automne 2011. Un texte
qui nommait Davidson. Celui-ci s'est suicidé, ce jour-là.
«T'as deux choix, m'a dit Comeau. Un, tu te lèves et tu t'en vas: t'es
pas obligé de nous parler. La jurisprudence est claire! Les journalistes
ont le droit d'avoir des sources et de les protéger!
- OK.
- Deux, tu nous parles, pour aider cette personne-là...»
C'est alors que l'autre flic, Tremblay, appliquant sans doute la
troisième partie de son cours chez Dale Carnegie, s'est penché vers moi,
le non-verbal full empathique:
«On le sait que c'est une bonne personne, cette personne-là.
- Oui, a fait Comeau en se penchant à son tour vers moi, l'image même de la sollicitude, c'est une très bonne personne...»
J'oublie la façon exacte dont Comeau m'a présenté la chose, mais il m'a
dit que si d'aventure j'acceptais d'expliquer à la police les
motivations de cette «bonne personne», ils pourraient appuyer moins fort
sur le crayon, au moment de déposer des accusations. Accusations
imminentes, m'a-t-il juré.
***
Appuyons sur pause, avant d'aller plus loin.
Parfois, des sources aident les journalistes. Ce sont des gens qui ne
sont pas autorisés à parler aux journalistes. Des gens qui ont leurs
propres raisons de vouloir parler, de lever le voile sur des enjeux que
le pouvoir - l'État, les partis politiques, des intérêts syndicaux, des
gens d'affaires - voudrait occulter.
L'enquêteur Comeau avait raison: les tribunaux, la Cour suprême en tête,
encadrent cette relation privilégiée entre les journalistes et leurs
sources confidentielles d'information. Ce n'est pas une relation aussi
protégée que celle d'un avocat et de son client. Mais elle est plus
protégée que celle entre un boucher et son client...
Sans sources confidentielles, il n'y a pas de journalisme digne de ce
nom. Il y a des communiqués de presse et des versions officielles
écrites par des faiseurs d'image qui ont tout à gagner à vous présenter
la version Disney des choses, une version rose qui sent - vous l'aurez
deviné! - le lilas.
Or, depuis quelques années, il y a une réelle paranoïa par rapport aux
sources des journalistes au sein de l'État québécois, qu'il soit géré
par le PQ ou le PLQ. Les vices du système importent peu: il faut
débusquer ceux qui informent les journalistes sur ces vices. Et le
pouvoir utilise la SQ pour trouver ces sources. Le but étant de vous
présenter la version des choses qui plaît au pouvoir, celle - eh oui! -
qui sent le lilas.
Je ne suis pas journaliste d'enquête. Mais parfois, je fais des enquêtes, je participe à des enquêtes avec des collègues.
Et j'ai cette règle, bien simple: je ne parle pas des sources. Jamais.
Je ne dis pas à qui je parle. À qui je ne parle pas. De quoi je leur
parle. Ou pas.
Je ne parle des sources à personne, ni à ma mère morte, ni à mes blondes, ni à mon chat.
Et surtout pas aux flics.
***
Comeau venait donc de me donner deux options.
«Ça va être l'option un, Michel. Je vais me lever et m'en aller.
- On respecte ça.
- À qui je parle, à qui je ne parle pas, désolé, ça ne regarde personne.»
Il m'est passé par la tête que je ne savais même pas qui était cette
«bonne personne» dont Comeau et Tremblay voulaient me parler. La Presse avait, sur l'affaire Davidson, des sources...
Je me suis levé. Comeau, encore assis, m'a alors dit de garder le
silence sur cette rencontre et sur ce qui venait de s'y dire, même s'il
ne s'était rien dit de conséquent.
«Si tu en parlais, m'a-t-il dit, ça pourrait être vu comme une entrave au travail des policiers.»
L'article 129 (a) du Code criminel canadien touche l'entrave au travail
des policiers. Comeau était donc en train de me menacer, à mots à peine
voilés, de me coller une accusation criminelle.
Je m'attends donc à ce que le sergent Comeau vienne m'arrêter
prochainement. Parce que je viens d'écrire tout ce que j'ai vu et
entendu dans le piège à con qu'il m'a tendu.
Sinon, il me faudra prendre ses paroles pour ce que je crois qu'elles étaient: des menaces vides.
***
Permettez que j'appuie sur pause, encore une fois.
La SQ, en 2002, est allée à Laval, avec les pouvoirs de la police, pour
enquêter sur l'administration Vaillancourt. Et elle n'a rien trouvé!
Sachant ce qu'on sait aujourd'hui sur Laval, sachant que c'était un
dépotoir de collusion à ciel ouvert, c'est à mon sens une autre preuve
que la SQ est une police politique qui n'embête jamais trop, trop le
pouvoir...
La SQ a vu une de ses enquêtes sur la FTQ capoter, il y a quelques
années. Pourquoi? Parce que quelqu'un, à la SQ, a prévenu le
gouvernement de Jean Charest que cette enquête était en cours. La FTQ,
mystérieusement, a su qu'elle était visée. Les cibles ont cessé de se
parler au téléphone. L'enquête a avorté.
Y a-t-il eu une enquête criminelle pour savoir qui, à la SQ, a prévenu le gouvernement?
Non.
Y a-t-il eu une enquête criminelle pour savoir qui, dans le gouvernement Charest, a prévenu la FTQ?
Non.
La SQ, sur ordre de Québec, a plutôt déclenché une enquête pour savoir... qui a raconté les dessous de cette enquête avortée au Journal de Montréal.
Le pouvoir n'aime pas quand ses versions roses, qui sentent le lilas,
sont contredites. La SQ est alors utilisée pour faire peur à quiconque
voudrait parler. Le pattern est connu.
***
Jeudi dernier, j'ai appelé mon ami Félix Séguin, journaliste à TVA
Nouvelles, pour le féliciter d'un scoop, un scoop portant justement sur
l'affaire Davidson: la fuite était plus grave que la police ne l'avait
admis à l'origine et Félix l'a prouvé, avec son collègue Andrew
McIntosh.
«Si t'as cinq minutes, lui ai-je dit, je voudrais te voir aujourd'hui. Faut que je te parle d'un truc.
- Tu veux me parler de ta rencontre avec la SQ?»
Je suis tombé à la renverse.
«Comment tu sais ça?!
- Un contact me l'a dit. Et y a des policiers qui laissent entendre que tu offres une belle collaboration...»
Félix savait bien, en entendant cette fable, que c'était de la merde.
Mais j'y voyais maintenant plus clair: non seulement la SQ était allée à
la pêche avec moi, non seulement elle avait tenté de me piéger, mais
elle laisse en plus courir le bruit que je parle, tactique d'enquête
vieille comme le monde...
Il y a un mot pour ça, il commence avec un «c» et il rime avec soeur.
On dira que c'est une affaire de journalistes. Faux. C'est une affaire
qui concerne tout le monde: la SQ met plus d'efforts à traquer les
sources des journalistes qu'à coffrer les amis du pouvoir. Cibler les
sources des journalistes, c'est cibler le journalisme.
Inquiétant.
La version de la Sûreté du Québec
Michel Forget, directeur des communications de la Sûreté du Québec, a
défendu la conduite des enquêteurs Comeau et Tremblay, qui ont tenté
d'inciter un chroniqueur de
La Presse à révéler des sources journalistiques.
«Initialement, on suspectait une fuite policière. La plainte émanait du
Directeur des poursuites criminelles et pénales. Oui, le supérieur des
enquêteurs, l'inspecteur-chef Mario Smith, pour une rencontre de cette
importance, en avait été informé. J'ignore s'il était au courant du
modus operandi choisi par les enquêteurs pour vous rencontrer.
«Oui, j'étais au courant que les enquêteurs allaient vous rencontrer.
Non, je ne savais pas de quelle façon ils allaient vous approcher.
«S'ils ont préféré vous rencontrer hors de
La Presse, c'est par
souci de discrétion envers la personne que l'on rencontre, afin qu'elle
n'ait pas à expliquer à ses confrères pourquoi elle rencontre la police.
«Non, vous n'avez pas été mis sur écoute pour cette enquête. Vous n'avez pas été suivi. Ni vos collègues journalistes.
«Non, ce n'est pas du tout normal que le journaliste Félix Séguin ait
appris que la SQ vous avait rencontré. Si quelqu'un en a parlé, c'est un
manque d'éthique.
«Si vous rapportez le verbatim de votre rencontre avec la police dans
La Presse,
et que ça ne nuit pas à l'enquête, non, vous ne serez pas accusé
d'entrave au travail des policiers. Si ce que vous rapportez nuit à une
enquête, tout est subjectif par la suite.
«Dire à quelqu'un qu'il peut être accusé d'entrave s'il parle d'une
rencontre avec la police, ce n'est pas des menaces. C'est une façon de
conclure une rencontre.»
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