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vendredi 4 août 2023

Judas versus jean, Matthieu, Marc et Luc Lecture comparée des évangiles:

 

Judas versus jean, Matthieu, Marc et Luc Lecture comparée des évangiles:




par Mauro PESCE, Professeur à l'Université de Bologne (Italie), Centre de Science des Religions.

Traduit de l'italien par Eva Bensard.



De nombreux évangiles circulaient au milieu du Il° siècle: ceux de Thomas, de Marie, de Philippe, et bien d'autres encore. Bien sûr, il y avait aussi les quatre évangiles devenus plus tard canoniques, mais aucun, à cette époque, n'était plus important qu'un autre : le Nouveau Testament n'existait pas encore. L'Évangile de Judas a été écrit avant 180 de notre ère, date aux environs de laquelle l'évêque de Lyon, Irénée, en fait état dans son ouvrage Contre les hérésies. Le texte affirme se baser sur l'autorité du Christ, par l'intermédiaire du seul apôtre que tous les disciples ont rejeté : Judas.


Si l'objectif de cet évangile est d'aller à l'encontre de la tradition ecclésiastique présentant Judas comme un traître méprisable, on ne peut que constater la dépendance étroite qui l'unit aux autres évangiles, même si le message qu'il contient est, au final, fort différent. 


L'auteur prend comme point de départ l'histoire de la trahison de Judas rapportée dans l'Évangile de Jean et dans les synoptiques (C'est-à-dire les Évangiles de Matthieu, Marc et Luc)' et la transforme en une contre-histoire. Le fait que le personnage principal soit simplement appelé Judas, et une fois seulement "judas l'Iscariote" (35,9-10), montre que l'auteur tient pour acquis la connaissance de la trahison de Judas telle qu'elle apparaît dans nos évangiles. En 36,1-5, il semble même bien connaître le récit des Actes des Apôtres (1,15-26), dans lequel Matthias est élu à la place de Judas. La dernière phrase de l'évangile : "Il reçut de l'argent et le livra (paradidoy)" (58,25-26), emploie le même verbe (en grec : paradidômi) adopté par les évangiles aujourd'hui contenus dans le Nouveau Testament (Mt 26,25 ; 27,3 ; Mc 14,10 ; jn 12,4, 13,2 ;18,2, 18,5) : c'est là une preuve de plus témoignant de la dépendance de ce texte envers les quatre écrits canoniques. Mais sur Judas en tant que personnage historique, cette œuvre ne présente aucune information propre.


UNE RELATION TRÈS INTIME AVEC L'ÉVANGILE DE JEAN


Des quatre évangiles, celui de jean constitue li référence la plus importante. Au cour de ce text se noue une situation dramatique, la majorité de personnes rejetant Jésus. Aux rares qui l'acceptent il est cependant offert la possibilité de devenir le fils de Dieu (jn 1,11-13). Suivant ce fil tragique l'Évangile se divise en deux parties principale. À la fin des douze premiers chapitres, Jean affirme que la majeure partie de la population n'avait pas foi en Jésus. Le Christ commence alors, en privé, à se consacrer à ses seuls disciples : c'est là que débute la seconde partie de l'Evangile, au chapitre 13.


L'Évangile de Judas résume ainsi l'intégralité ‹ cet épisode:« Lorsque Jésus apparut sur la Terre, il accomplit des miracles et de grandes merveilles pour le salut de l'humanité. Et comme certains marchaient dans la voie de la justice tandis que d'autres étaient engagés dans sa transgression les douze disciples furent appelés. 


Il commença à s'entretenir avec eux des mystères au-dela du monde et de ce qui aurait lieu a la fin. » (33, 6-18).

À l'image de ce qui est dit dans l'Évangile de jean, comme beaucoup restaient dans la voie de la transgression malgré les miracles, Jésus réserve à ses seuls disciples les révélations sur la nature et sur les destins du monde. Suivant le style littéraire des chapitres 13-17 de Jean, l'ouvre se compose en substance de quatre dialogues de Jésus avec tous les apôtres, puis d'un avec le seul Judas.


UNE TRAHISON VOULUE PAR JÉSUS LUI-MEME


L'opposition entre Judas et les "Douze" est caractéristique de l'Évangile de Judas. Dans les évangiles canoniques, elle apparaît uniquement dans celui de jean, en particulier dans le chapitre 6,64-70, qui a joué un rôle majeur dans la rédaction de l'Évangile de Judas. Dans ce passage, on peut lire:


« "Mais il en est parmi vous qui ne croient pas".En fait, Jésus savait depuis le début quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui allait le livrer. Il ajoute : "C'est bien pourquoi je vous ai dit : Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. Dès lors, beaucoup de ses disciples s'en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui. Alors Jésus dit aux Douze : "Et vous, ne voulez-vous pas partir ?" Simon Pierre lui répondit : "Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu." jésus leur répondit : "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ?Et cependant, l'un de vous est un diable. Il désignait ainsi judas, fils de Simon l'Iscariote; car c'était lui qui allait le livrer, lui, l'un des Douze. » Voici l'affirmation qui a poussé tant de théologiens, exégètes et romanciers à se demander pourquoi jésus avait choisi Judas comme disciple, s'il savait "dès le début" qu'il l'aurait trahi.


N'est-ce pas la preuve que Jésus voulait être trahi par ce dernier, comme le prétend justement l'Évangile de judas ? Le fait que nous ne trouvions cette opposition frontale entre Judas et les Douze uniquement dans lean, et pas dans les synopti-ques, est particulièrement révélateur. « "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ?

Et cependant, l'un de vous est un diable!" Il désighait ainsi Judas, fils de Simon l'iscariote; car c'était lui qui allait le livrer, lui, l'un des Douze. ».


L'Évangile de Jean, du reste, est le seul dans lequel Jésus semble donner à judas l'ordre de le trahir :

« Jésus lui dit alors : "Ce que tu as à faire, fais-le vite" » (13,27). Ainsi, l'évangile de jean, et uniquement celui-ci, pouvait permettre l'interprétation caractéristique de l'Évangile de Judas, selon laquelle la trahison était voulue par le Christ.


LA CONFESSION DE FOI : DES RÉCITS DIVERGENTS DE JEAN ET DE JUDAS


Dans l'Évangile de Judas, ce n'est pas Pierre, mais Judas qui exprime une juste confession de foi en exclamant : "Je sais qui tu es et d'où tu es venu. Tu es issu du Royaume immortel de Barbèlô.(BARBÈLÔ est la Mère divine de tous et est souvent définie comme la Prescience (connaissance que Dieu a de toute chose) du Père.)) Et le nom de qui t'a envoyé, je ne suis pas digne de le prononcer." (35,14-21). Bien sûr, la confession de Pierre figure également dans Mc 8,27-30 / Le 9,18-21/ Mt 16,13-20, mais la relation entre la confession de la véritable nature de Jésus et l'opposition entre Pierre et les Douze d'un côté, et Judas de l'autre, n'est présente que dans Jean. Certaines expressions de cette "confession" de Judas figurent dans les quatre évangiles, mais dans des contextes très différents. "je ne suis pas digne" est une phrase que les évangiles canoniques font prononcer à Jean-Baptiste à l'égard de Jésus (Mc 1,7 ; Lc 3,16 ; Mt 3,11 ; jn 1,27). Même le centurion s'adresse à lésus en employant ces mots (Lc 7,6 ; Mt 8,8).

L'affirmation "je sais qui tu es" est prononcée par l'esprit impur de Mc 1,24 et Lc 4,34. Il semble, en fait, que l'auteur de l'Évangile de Judas soit familier du langage des évangiles qui devinrent par la suite canoniques, et s'en serve librement.


LA RÉVÉLATION DE JÉSUS À JUDAS


L'Évangile de Judas affirme que la grande révélation faite par Jésus à Judas eut lieu "trois jours" avant Pâques. Cette indication s'explique si l'on suppose que l'auteur avait à l'esprit l'Évangile de Jean. Dans celui-ci, Jésus demande à Judas, au cours du dernier repas, de le trahir "vite". Or, dans Jean, la Cène se déroule un jour avant Pâques.


Nota: Dans les textes séthiens (mouvement gnostique apparut vers 70 de notre ère, selon lequel Jésus n'est pas le fils du Dieu de l'Ancien Testament, mais de Seth, troisième fils d'Adam et d'Ève), BARBÈLÔ est la Mère divine de tous et est souvent définie comme la Prescience (connaissance que Dieu a de toute chose) du Père.


Si l'on ne raisonne pas selon la culture hébraïque, qui fait débuter le jour à partir du soir, le dernier repas du Christ eut lieu deux jours avant Pâques, un jeudi soir (un vendredi si on suit la coutume hébraïque). Par conséquent, si Jésus révéla le grand mystère à Judas un jour avant la Cène, cela aurait eu lieu "trois jours avant" Pâques.

Cependant, il est également possible que l'auteur ait pris pour référence les évangiles de Marc et de Matthieu, dans lesquels Judas livre Jésus avant le dernier repas (Mc 14,10), et après le banquet chez Simon le lépreux, "deux jours avant Pâques" (Mc 14, 1, cf. Mt 26,2). 


Mais dans ce cas aussi, la révélation secrète de lésus à judas se serait tenue "trois jours avant". Il me semble cependant que l'indication de l'Évangile de Judas selon laquelle cette révélation se produisit trois jours avant Pâques, mais sur une période de huit jours, rappelle en quelque sorte l'allusion temporelle de l'Évangile de jean, qui au chapitre 12,1 écrit : "Six jours avant la Pâque, Jésus arriva à Béthanie.


UNE MANIÈRE RADICALEMENT OPPOSÉE DE CONCEVOIR LE MONDE


L'Évangile de Judas est très proche de celui de Jean, en particulier dans sa structure de pensée.

Les deux évangiles proposent des réponses opposées à des problèmes communs. Dans chacun d'eux, on observe une opposition cosmologique entre la réalité divine supérieure et la réalité du monde, qui lui est inférieure. Selon Jean cepen-dant, la création n'est pas un mal, alors que dans l'Évangile de Judas, l'opposition haut/bas est exprimée de manière radicalement gnostique.

À la place du Prince qui domine ce monde (jn 12,31 ; 14,30 ; 16,11), l'Évangile de Judas considère le Dieu biblique créateur du monde comme démoniaque. Dans les deux textes, Jésus est un être surnaturel qui existait avant la création du monde et qui se fit humain. Si, selon l'Évangile de Jean, il n'existe pas d'opposition insurmontable entre l'humanité de jésus et son origine surnaturelle, l'Évangile de judas affirme en revanche que la dimension humaine du Christ est un mal dont il doit se libérer à travers la mort (NDLR. En supramental,c'est la mort de l'égo pour la fusionner avec son Esprit,selon Sri Aurobindo et d'autres antennes supramental)qui seule lui permettra de rejoindre le royaume de l'au-delà.


DES RÉFÉRENCES DISCRÈTES AUX ÉVANGILES DE MATTHIEU, MARC ET LUC


L'auteur de l'Évangile de judas connaissait aussi probablement celui de Mathieu, car la phrase "Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles le tenaient pour un prophète" ne peut faire référence qu'à Matthieu, qui est le seul à utiliser cette phrase à propos de jésus (Mt 21,45). Marc et Luc l'emploient, mais appliquée à Jean-Baptistes.

Il est particulièrement intéressant de constater que l'Évangile de Judas, immédiatement après avoir eu recours à une expression qui figure dans Matthieu, emploie un mot apparaissant uniquement dans les évangiles de Marc et de Luc, mais dans un contexte qui fait, pour sa part, référence à celui de jean. Si cette observation se révélait exacte, il faudrait conclure que l'auteur connaissait relativement bien les quatre évangiles, et y avait recours en les combinant, grâce à des citations faites de mémoire - à moins qu'il n'ait eu à disposition une "harmonie", c'est-à-dire une œuvre réunissant les divers évangiles


Il est écrit dans l'Évangile de judas :


« Leurs grands prêtres murmurèrent : "Il est entré dans la pièce (katalyma) où il a son lieu de prière!" Mais certains scribes étaient là qui guettaient, afin de l'appréhender discrètement en pleine priere, car ils craignaient le peuple qui le considérait comme un prophète. » (58, 9-19).Seuls les évangiles de Marc et de Luc (Mc 14,14;lc 22,11) utilisent le terme katalyma pour désigner la pièce où lésus et ses disciples partagent le dernier repas. L'évangile de judas connaît donc le récit d'au moins un des deux textes. Toutefois, et cela à deux reprises, il affirme que jésus utilise cette pièce pour la "prière", et non pour célébrer la Pâque. Or, seul l'Évangile de Jean fait référence à une longue prière du Christ dans le lieu où se déroule la Cène (cf. In 17).


En conclusion, l'Évangile de judas s'oppose à ceux de Mathieu, Marc et lean, mais, pour pouvoir les contester, il doit les présupposer. L'esprit polémique qui le caractérise nous permet de retracer, dans certains cas, la connaissance que l'auteur avait de ces textes. Mais c'est avec l'Évangile de Jean que se manifeste la relation la plus profonde.

Ils proviennent tous deux d'un même milieu et d'un même mouvement protochrétien, dont ils représentent sans doute deux courants opposés.

Enfin, on peut également noter que l'Évangile de Judas témoigne, dans divers passages, d'une étroite dépendance avec l'Évangile de Thomas, lui aussi apocryphe. Mais ceci est une autre histoire .


JUDAS, LE GUIDE DE LA "GENERATION SAINTE"


Ce royaume immortel est aussi celui de la génération grande et sainte (36,16-17). Les gnostiques sont invités à rejoindre cette génération spirituelle, supérieure à celle des mondes terrestres. L'explication de Jésus va même jusqu'à promettre l'inefficacité des anges situés dans les étoiles sur les membres de cette génération sainte (37,1-16). Autrement dit, les anges qui dirigent les affaires du monde d'ici-bas n'ont pas de prise sur elle; le soleil et la lune ne peuvent régner dans ce royaume-là, pas même le jour (45,20-21) ; seuls les saints sont en compagnie des anges saints (45,22-24). Cette génération sainte profitera encore de la gnose qui a été promise par Dieu à Adam, afin que les maîtres du chaos n'aient pas de prise sur la génération sainte (54,8-12). Et Judas, à qui jésus a dispensé en privé un enseignement secret, sera l'étoile qui guidera le cortège de la génération sainte (57,19-20).


LIBÉRER L'HOMME DE SON ENVELOPPE CHARNELLE(NDLR. malheureusement pris au premier degré,sauf depuis la venu de Sri Aurobindo !)


Une dimension apocalyptique caractérise le déroulement du plan divin. Tout doit s'accomplir selon la providence. Et quand l'ensemble des œuvres et des temps prévus par la providence auront été accomplis, l'archonte mauvais(NDLR. démon,Dieu Saklas,qui est le principal démon du manichéisme,) sera anéanti et la génération sainte sera exaltée, une fois qu'elle aura sacrifié l'homme(NDLR. Jésus homme mort sur la croix pour fusionner avec son esprit Christique) qui sert d'enveloppe charnelle (56-57) C'est la raison pour laquelle le sacréfice de l'homme jésus aux autorités du Temple par l'intermédiaire de judas a la fin du texte est une nécessité logique, dans le système de cet apocryphe


Le salut sera accessible a ceux qui abandonneront le corps mortel(NDLR. La mort de l'égo qui ascençionnera avec son Esprit) et ses préoccupations, pour écouter et comprendre les réalités sublimes dont parlent les révélations du jésus des gnostiques. L'évangile de judas confirme ce qu'on connaissait de la gnose antique; il illustre la vérité des conceptions gnostiques dans les premiers siècles de l'histoire du christianisme.(NDLR. Exclus par le Vatican en les classants apocryphes pour être réservé plus tard aux supraconscients ou aux chercheurs de lumières,car les non initiés ne pourraient comprendre toute cette vérité Christique qui était avant son temps ,soit 1969 pour le supramental de Aurobindo et autres antennes supramentalisées !)



REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.

Ce que dit l'Evangile de Judas; Les secrets confiés au disciple

 

Ce que dit l'Evangile de Judas;Les secrets confiés au disciple



par Jean-Daniel DUBOIS, Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études (Paris), section des Sciences religieuses.



Des les premières lignes, le texte de l'évangile apocryphe renvoie à Judas l'iscariote (33,3), et donc à celui-là même que les textes canoniques qualifient de traître. Le codex se termine d'ailleurs lui aussi par l'évocation du salaire que les grands prêtres de Jérusalem remirent à Judas en échange de sa trahison : 


Le disciple "reçut de l'argent et leur livra [Jésus]'. Pourtant, l'image que l'Evangile de Judas donne du disciple se trouve en contradiction totale avec celle véhiculée par la tradition chrétienne, puisqu'il y est présente comme le disciple favori de Jésus. 

Quelle révélation secrète est donc contenue dans le texte apocryphe ? 

ÉVANGILE OU DISCOURS CACHÉ ?


Le titre de l'oeuvre comporte le terme d'évangile; rappelle ainsi le début de l'Évangile de Marc (1,1) et le sens originel de ce mot qui désione Une "bonne nouvelle" ; mais il n'est pas certain qu'il fasse partie de la rédaction originale, car les premiers mots de l'ouvrage (33,1) utilisent le terme de "discours caché" ou "apocryphe" pour caractériser le genre littéraire du traité. Ce titre a pu être ajouté par la suite, au cours de la transmission du manuscrit. En copte, il correspond au grec Évangile de judas - avec judas placé en complément du nom - ainsi qu'il apparaît aussi dans la traduction latine de l'ouvre d'Irénée, Contre les hérésies (1,31,1), quand il est fait allusion à un Évangile de Judas.


Cependant, il ne s'agit pas de la formule classique employée dans les évangiles canoniques

-_ "Évangile selon Matthieu", ou "selon Marc", Luc, ou jean -; ce titre ne vise donc pas à présenter judas comme l'auteur présumé de l'œuvre : il donne plutôt une indication de son contenu.

Cet ouvrage consiste en fait en une série de dialogues entre Jésus et Judas (33,2), l'ensemble étant une révélation sur des secrets merveilleux accordés à la personne de Judas, le seul disciple capable de les comprendre.


JUDAS PLACÉ SUR UN PIÉDESTAL

La figure de Judas occupe ici une place inhabituelle. Même s'il est présenté comme celui qui livra Jésus - et qui fut, selon le scénario des Actes des Apôtres (1,15-26), remplacé après son suicide par Matthias, afin que les Douze soient à nouveau Douze -, Judas est placé sur un piédestal par rapport à ses condisciples. Ces derniers sont frappés d'incompréhension face aux paroles de Jésus (34,23) : "Ils commencèrent à s'irriter, et à se mettre en colère et même à blasphémer contre Judas en leur cœur" (34,19-22). À l'inverse, Judas est le seul à percevoir les réalités du Rovaume et à recevoir une révélation particulière de lésus:

"Sépare-toi des autres et je te dirai les mystères du royaume. Il te sera possible d'y parvenir, mais au prix de maintes afflictions (35,23-27)Cette présentation très valorisante de Judas tranche avec le portrait qui est fait de lui dans les évangiles canoniques. Elle correspond pourtant au résumé de l'oeuvre que représente Irénée de Lyon, vers la fin de iiième siècle, dans son Contre les hérésies (1,31,1)il indique en effet que dans cet apocryphe , Judas a été le seul d'entre les disciples à posséder la connaissance de la vérité. 

Dans d'autres textes gnostiques des Il° et III siècles, on constate une mise en valeur similaire de la figure d'autres apôtres : Thomas, celui qui ne crut pas à la résurrection de lésus (Évangile de Thomas 13), ou Pierre, celui qui l'a renié (Apocalypse de Pierre, Nag Hammadi Codex VII,3 et Irénée, Contre les hérésies 1,24,4 à propos des gnostiques basilidiens). L'image que le Codex Tchacos donne de judas se trouve donc à contre-courant de celle que les chrétiens du II° siècle avaient de lui, si on se réfère à la documentation biblique canonique. 


Les enseignements de Jésus aux disciples:

Après le prologues (33,1-6)un bref sommaire de l'activité de Jésus pendant son ministère terrestre (33,6-20)le présente comme un  faiseur de miracles oeuvrant pour le salut de l'humanité. A ce titre, les guérisons et les miracles correspondent au portrait de jÉsus dans les évangiles canoniques,tout comme l'élection du groupe des Douze au début de son ministère terrestre.Curieusement,pourtant , le début de la narration ne rapporte pas de miracle particulier; il décrit seulement l'action de jésus, centrée sur des entretiens avec ses disciples à propos des "mystères au sujet du monde et de ce qui aurait lieu à la fin" (33,16-18). Comme dans la plupart des traités gnostiques, les révélations du Sauveur concernent le monde, sa création et ses fins dernières.


Ici, de nombreuses pages sont consacrées à la cosmologie des mondes supérieurs et à la fin des temps. Remarquons au passage que la traduction des éditeurs' évoque à tort des mystères "au-delà du monde" (33,16) ; il s'agit plutôt des "mystères au sujet du monde". De même, en 33,20, les éditeurs indiquent que Jésus se présente à ses disciples sous les traits d'un enfant; il faut plutôt y voir une apparition voilée de Jésus: ses disciples ne le reconnaissent pas, au contraire de Judas, qui parvient à l'identifier et à lui faire face.


Nota: La cosmologie: (du grec cosmos,'''univers", et logos,"'étude") ; doctrine sur l'organisation des diverses parties du monde.  


LE DÉVELOPPEMENT NARRATIF DE L'ÉVANGILE

Les éditeurs de l'apocryphe proposent de comprendre son développement narratif en une suite de trois séquences. Mais les indices de temps et de lieux permettent un découpage plus raffiné.Le cadre narratif de l'Évangile de judas se situe au milieu des récits canoniques de la Passion; l'ensemble du récit évoque des événements antérieurs à la mise en croix de Jésus. Le prologue précise que l'action se déroule dans la semaine de Pâques (33,3-6).


Jésus rejette le Dieu de l'Ancien Testament

Une première séquence expose la rencontre de lésus et de ses disciples alors que ces derniers sont réunis (33,21 à 36,10). La scène est située en Judée. Les disciples se trouvent rassemblés comme dans le récit biblique de la dernière cène de jésus. Il apparaît au moment de l'action de grâces sur le pain et se manifeste par un sourire, lequel est l'occasion d'un échange verbal, les disciples ne comprenant pas le sens de ce sourire.

Jésus leur explique alors que cette action de grâces sert à louer "leur" Dieu. Les disciples sont surpris : pour eux, Jésus est le fils de leur Dieu, mais l'intéressé leur indique que nulle génération parmi eux ne connaîtra sa véritable nature !

Cette mise à distance des disciples provoque leur irritation et leur colère. C'est alors que Jésus leur révèle que le Dieu qui est en eux n'est pas capable de faire surgir l'homme parfait. Alors que les disciples croient avoir la force de se tenir devant Jésus, seul Judas a le pouvoir de le faire, tout en détournant son visage, avant de confesser l'origine divine de Jésus. 


Puis Jésus exhorte Judas à se séparer des autres afin de recevoir en privé la révélation des mystères du Royaume. Mais la révélation n'a pas lieu immédiatement : Jésus disparaît un moment.


L'opposition entre la "génération sainte" immortelle et les générations humaines

mortelles

Une deuxième séquence met en scène deux nouvelles apparitions de Jésus à ses disciples le lendemain matin et le surlendemain (36,11 à 44,14). La première consiste à nouveau en un échange avec les disciples, curieux de savoir où Jésus était allé la veille, après les avoir quittés.

Jésus leur répond qu'il était allé "visiter une autre genération grande et sainte". À nouveau, le sourire de Jésus précède la révélation de l'identité différente de cette "génération sainte" qui ne saurait être confondue avec les générations humaines du monde d'ici-bas. Et comme précédemment, la révélation de Jésus provoque le trouble et l'agitation parmi les disciples.


La deuxième visite de Jésus, le lendemain, permet aux disciples d'évoquer une vision qu'ils ont eue : celle du Temple de Jérusalem où s'agitaient douze prêtres; mais les sacrifices qui s'y déroulaient n'étaient que péchés et actions illicites.

L'exposé de cette vision ne fait qu'accentuer l'agitation des disciples. Jésus intervient alors pour en révéler le sens véritable (39,5 à 44,14).

Comme les prêtres invoquaient le nom de Jésus dans cette vision du Temple, le lecteur comprend que Jésus interprète la vision des disciples en référence à leur propre situation : les douze prêtres correspondent aux Douze disciples, les bêtes sacrifiées devant l'autel illustrent les foules qui sont fourvoyées par les agissements des disciples prêtres ou les "diacres de l'erreur" (40,22-23). Suivent deux pages assez mal conservées (41-42) ;

Jésus y rappelle l'opposition entre la génération immortelle et les générations humaines d'ici-bas.

Pour conclure cette scène, Judas interroge Jésus sur les fruits de cette génération immortelle. Jésus promet la corruption pour les corps mortels et la vie pour les âmes qui réussiront à remonter vers les royaumes supérieurs.


L'enseignement secret transmis à Judas


Une troisième et dernière scène - la plus importante et la plus lonque de toutes - illustre l'enseignement secret que Judas reçoit de Jésus à propos des réalités sublimes (44,15 à 58,8). Judas commence par évoquer, à son tour, la vision qu'il a eue et que Jésus va interpréter : Judas se voit tout d'abord lapidé et persécuté par les disciples, puis apercoit une maison réservée aux seuls membres de la génération sainte - même la lune, le soleil et les étoiles ne peuvent y régner. Jésus évoque l'égarement des étoiles, au contraire de Judas, qui est appelé à devenir le treizième apôtre, supérieur aux Douze. Lui seul est digne de recevoir un enseignement caché sur le Royaume.Vient alors une série de révélations sur le Royaume, lieu du Grand Esprit invisible, accompagné d'un second principe - l'Autogénéré, lumineux et divin, qui crée quatre luminaires, accompagnés de myriades d'anges, tandis que l'on assiste à l'engendrement successif d'éons de lumière, de la génération de Seth, puis de 72 et de 360 luminaires. L'ensemble de ces éons immortels constitue le cosmos. On découvre alors les éons qui règnent sur le monde infernal, avant d'assister à la naissance de la génération d'Adam et à sa destinée. 


Nota: -L'AUTOGÉNÉRÉ (ou Autoengendré) désigne, dans les textes séthiens, l'enfant de Dieu. Ce mot vient du grec auto-genès, qui signifie "issu de lui-même", "engendré de lui-même". 

Certains textes gnostiques indiquent que le trône divin où est situé le fils de Dieu est entouré de quatre anges particuliers, des êtres lumineux - d'où leur appellation de LUMINAIRES - car ils correspondent à des sortes d'astres célestes.

Les ÉONS (du grec aiôn, "temps", "durée") sont les êtres célestes qui émanent de l'Être suprême, et par lesquels il exerce son action sur le monde.Dans certains textes gnostiques, les générations humaines sont distinguées de la GÉNÉRATION DE SETH, qui désigne les gnostiques eux-mêmes; seuls ces derniers connaissent la vraie nature de lésus.

Le DÉMIURGE (du grec démiourgos, "celui qui produit","qui crée") est le nom donné par les gnostiques au créateur du monde et de l'homme. Ce démiurge, qui est considéré comme un mauvais dieu, est généralement assimilé au Dieu de l'Ancien Testament.

Les ARCHONTES (du grec archôn, -ontos, "chef") désignent la puissance du cosmos. Au singulier, le terme fait référence au Démiurge qui domine le monde inférieur; au pluriel, il fait souvent allusion aux Planètes. 



Ces diverses révélations font l'objet de questions de judas et de réponses de Jésus; elles sont accompagnées d'un sourire de jésus, au début de cette troisième scène (44,19) et à la fin (55,12 et 15). Le temps des générations humaines est compté, mais la connaissance est promise à Adam et à ceux qui sont avec lui. Cette connaissance leur permettra d'échapper à la puissance du démiurge et des archontes qui dominent le monde terrestre.


Judas obéit à Jésus et le livre

Le texte s'achève par un paragraphe sur le rôle prééminent auquel Judas est appelé parmi ceux qui ont été baptisés au nom de Jésus (55,21 à 58,9) avant de conclure sur l'évocation de la trahison de Judas (58,10 à 26). En livrant Jésus, judas accomplit ce que Jésus lui demande, le mystère de la trahison; Judas manifeste ainsi qu'il est un bon disciple de la figure gnostique du Jésus véritable.



REF.: Le magasine,Religions et Histoires,numéro 11, 2006.

BIBLIOGRAPHIE

KING K.L, What is Gnosticism ?, Harvard University Press, Cambridge, 2003.

MARKSCHIES C., Gnosis, Clark International, Édimbourg-Londres, 2003.

SCOPELLO MADELEINE, Les gnostiques, Cerf-Fides, Paris, 1991.

NOTE

' Voir KASSER R., MEYER M., WURST G., L'Évangile de judas Traduction intégrale et commentaires, Flammarion-National Geographic, Paris, 2006.